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qui règne aujourd’hui à Carlsruhe. Il se trouva quelqu’un pour imaginer et pour affirmer que le prince né en 1812 n’était pas mort, que les gens intéressés à sa disparition l’avaient fait enlever en lui substituant un autre enfant qui n’avait pas tardé à succomber et que le gros garçon qui, le 26 mai 1828, s’était présenté, une lettre à la main, devant le chef d’escadron Frédéric de Wessenig, était le véritable grand-duc héritier de Bade, qu’on avait enfermé sous terre durant seize ans.

Cette légende, renouvelée de l’histoire de Cyrus, de Romulus et d’autres grands hommes, était dure à digérer. Les substitutions d’enfans souffrent quelques difficultés, surtout quand il s’agit d’un enfant royal ou presque royal, d’un héritier ardemment désiré, impatiemment attendu, qu’on couve des yeux. Le 4 octobre 1812, la grand’mère du petit prince, la margrave Amélie de Bade, écrivait en français à sa fille l’impératrice Elisabeth de Russie : «La femme de Charles est accouchée, le 29 septembre, d’un garçon énorme pour la taille de sa mère; aussi a-t-il coûté beaucoup de peines et de souffrances pour venir au monde ; cet événement cause beaucoup de joie ici. » La grand’mère avait examiné de près l’enfant, car, le 11 octobre, elle écrit encore à sa fille : «Ici tout est dans la joie sur la naissance d’un héritier; ce qui me fait le plus de plaisir, c’est que je trouve qu’il me rappelle son père à pareille époque. » Hélas! L’allégresse fut courte. Le 18 octobre, à onze heures du matin, la margrave reprenait la plume « pour annoncer la mort du pauvre petit. » — « Il n’a vécu que dix-sept jours, d’une force et d’une santé qui faisait espérer pour sa conservation; il prit tout à coup ein Stickfluss avec des convulsions dans la tête... Charles en est très affecté, jamais il ne m’a paru aussi affligé; j’en suis peinée parce que cet enfant avait tant de ressemblance avec la famille de Bade ! j’ai été obligée de l’annoncer hier matin à sa mère, qui ne se doutait de rien; personne ne voulait s’en charger. » Elle ajoutait le 25 octobre : « La mort de cet enfant qui m’intéressait par le rapport que je lui trouvais avec la famille de Bade, que j’ai vu expirer... et l’extrême douleur de Charles, tout cela m’a bouleversée. »

La grand’mère avait vu naître l’enfant, elle l’a vu mourir, et le père aussi était là, ainsi que la nourrice. Le corps fut examiné et ouvert en présence du ministre d’état de Berckheim et de neuf médecins. Personne ne s’est douté de la substitution. Faut-il admettre que tout le monde était dans le complot, la grand’mère aussi ? Personne n’a osé le soutenir. On a prétendu jadis que l’homme au masque de fer était le comte de Vermandois, fils naturel de Louis XIV, mort publiquement de la petite vérole, en 1683, à l’armée, qu’on enterra à sa place une bûche, à laquelle Louis XIV fit faire un service solennel.