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un quignon de pain noir et une cruche d’eau. Il n’avait pour compagnons de captivité que quelques jouets en bois.

Un matin, il avait vu sa porte s’ouvrir et un homme de taille moyenne, assez pauvrement vêtu, lui avait annoncé qu’un jour il connaîtrait son père, que sa destinée était de devenir cavalier comme lui, mais qu’au préalable il devait apprendre à lire, à écrire et à compter. Tous les cinq jours, l’inconnu reparaissait pour lui montrer l’alphabet. Une nuit enfin, ce même inconnu l’avait pris sur son dos, l’avait emporté hors du caveau, l’avait habillé, lui avait appris à marcher. On avait cheminé ensemble durant plusieurs jours et plusieurs nuits, après quoi « l’homme noir » avait remis à Caspar les deux lettres, en lui donnant ses dernières instructions, et avait disparu comme un songe.

Le bourgmestre se chargea lui-même de raconter à l’Allemagne cette étonnante histoire, et toute l’Allemagne s’en émut. A la vérité, quelques esprits forts refusaient d’y ajouter foi. Ils alléguaient que Caspar Hauser ne ressemblait guère à un jeune homme séquestré, pendant de longues années, dans un étroit et obscur caveau, qu’il n’en avait ni le teint ni le visage, ni l’allure. Il avait un air de santé, le corps bien constitué et la libre disposition de tous ses membres. Était-il vraisemblable, d’ailleurs, que ce prisonnier, qui ne s’était jamais servi de ses jambes, eût accompli une marche de plusieurs jours et de plusieurs nuits sans que la plante de ses pieds portât la marque d’aucune ampoule, de la moindre écorchure?

On croyait remarquer aussi de frappantes contradictions entre ses nouvelles façons de parler et d’agir et l’attitude qu’il avait eue dans les premiers jours. Il était arrivé à Nuremberg chaussé de bottes trop étroites, qui pourtant ne l’empêchaient pas d’aller et de venir avec aisance. On lui en donna d’autres plus larges; il feignit, en les mettant, d’éprouver l’embarras d’un singe qu’on obligerait à se chausser pour la première fois; il ne pouvait ni se tenir debout ni faire un pas. Lorsqu’il s’était présenté chez M. de Wessenig, il avait fait au chef d’escadron l’effet d’un gros lourdaud, assez court d’esprit, mais encore plus sournois que sot. Depuis qu’il serait décidé à raconter l’histoire du caveau, il affectait des ignorances, des ébahissemens à propos de tout. Le soleil et la lune étaient pour lui de nouvelles connaissances avec lesquelles il avait peine à se familiariser, et la lumière l’incommodait. Il semblait persuadé que les fleurs et les feuilles des arbres avaient été fabriquées par la main des hommes; il disait dans son patois : « Que de temps cela doit leur prendre ! A quoi bon se donner tant de mal ? » Il parlait de lui à la troisième personne, il causait avec le pain qu’il mangeait et avec un poêle dont la couleur l’attirait. La première fois qu’il vit une bougie allumée, il demanda qu’on lui