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amoureuse. Souvent même je n’ai pu m’empêcher de remarquer que cette portion des boulevards présente un aspect à tout prendre beaucoup plus décent que celle comprise entre le faubourg Saint-Denis et l’Opéra. Mais comment se terminent cependant un trop grand nombre de ces idylles populaires ? Il est rare que la jeune fille ne tende pas au mariage. Si elle est née de parens honnêtes, si elle a reçu quelques principes religieux, si sa nature est droite, c’est l’idéal auquel elle aspire. Mais bien souvent elle viendra se heurter à une première difficulté : à une répugnance systématique contre le mariage chez l’homme auquel elle aura donné son pauvre cœur. Il existe, en effet, sur cette question du mariage un certain état d’esprit qui est spécial au travailleur parisien, à celui-là surtout qui, s’élevant par son intelligence et son salaire au-dessus du métier de simple manœuvre, lit, raisonne, pérore et se façonne sur toutes choses des théories à lui particulières. Il est partisan de ce qu’on appelle dans les réunions publiques : l’union libre. A quoi bon, en effet, la bénédiction de l’église ? Il n’est pas croyant. Et quant à cette comparution de quelques minutes devant le maire de son arrondissement, à quoi sert-elle également? Il dit fièrement n’en avoir pas besoin pour remplir ses devoirs vis-à-vis de la femme qu’il aura choisie et des enfans qui naîtront de leur rapprochement. Voilà les raisons qu’il donne à haute voix. Mais peut-être se dit-il à voix basse qu’il est bien dangereux d’aliéner trop jeune sa liberté et qu’il sera toujours temps de se marier si la femme qu’il aura prise lui plaît à l’user. Dans cette répugnance, je ne serais pas étonné que les argumens développés avec tant de succès depuis vingt ans par les partisans du divorce entrassent pour quelque chose. Puisque le mariage est un joug qui devient parfois intolérable et qu’il faut pouvoir rompre à tout prix, sa logique lui dit qu’il est bien plus simple de ne pas y engager son cou. Souvent donc l’homme, cet homme auquel aspire la jeune fille, se refuse catégoriquement au mariage ; et comme la vie de la pauvre enfant est difficile, comme la solitude lui pèse, comme son cœur parle, elle finit par s’abandonner, se fiant à l’espérance qu’une fois rendue mère, elle obtiendra d’être épousée. Ainsi se constituent à Paris nombre de ménages irréguliers, et le cas est si fréquent que les statisticiens ont fini par le constater. « En fait, dit M. le docteur Bertillon, chef des travaux de la statistique municipale, il existe à Paris deux degrés d’association des sexes : celle qui est contractée régulièrement, sous l’œil de la loi, indissoluble dans notre pays et dans notre temps, et celle qu’on peut appeler association libre, sorte de concubinat régulier, qui s’est spontanément constituée pour échapper aux formalités, aux exigences et aussi aux conséquences de l’association légale. » M. Bertillon n’hésite