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de cette vie ne sont qu’apparences et ne nous sont que prêtées... Il n’y a sur la terre rien de réel, rien de stable : l’avenir transforme tout. »

Oui, l’avenir transforme tout, et les choses de la terre ne sont que vanités, le poète-roi des Alcolhuas, dans ces strophes célèbres, a pensé et parlé comme le roi hébreu, comme l’Ecclésiaste. doña Marina avait à peine vingt ans, et, sacrifiée dans son enfance par des ambitieux, de princesse elle était devenue esclave. Maintenant, après quelques sourires de la fortune, voilà qu’elle perdait un sceptre, ce qui lui importait peu, mais du même coup l’homme qu’elle aimait, ce qui faillit lui coûter la vie. La douce femme, après cette épreuve, se tourna vers son fils, reçut l’assurance que le nom qu’il portait ne lui serait pas enlevé, et chercha un adoucissement à son inconsolable peine autour de ce berceau.

Doña Catalina fit une entrée pompeuse à Mexico, et, par politique sans doute, fut bien accueillie par son mari. Installée dans le palais qu’il habitait, ce fut à elle que vinrent aussitôt les hommages qui, la veille encore, s’adressaient à doña Marina. De celle-ci, brisée, délaissée par son ingrat ami, plus un mot chez les historiens espagnols ; Bernal Diaz lui-même devient muet. Ce sont les traditions, les légendes qui vont s’emparer de doña Marina, et mainte ballade raconte les douleurs, les désespoirs, les plaintes discrètes de l’abandonnée qui, pouvant briser le trône qu’elle avait élevé, souffrit le mal et ne rendit que le bien.

A l’heure où Cortès cédait à des scrupules auxquels la religion et le devoir, bien que mis en avant, eurent peut-être moins de part au fond que la politique et l’ambition, l’opinion publique, qui est toute avec doña Marina, se dispose à la venger de l’ingratitude de son amant. doña Catalina, dont la santé est depuis longtemps ébranlée, supporte mal l’air raréfié du grand plateau mexicain, et ne tarde guère à succomber. Cette mort soudaine paraît étrange. On se souvient aussitôt des dissentimens qui ont tenu séparés les deux époux, et la calomnie en tire de perfides conséquences. Cortès est sourdement, puis hautement accusé d’avoir préparé, hâté la mort de sa femme. Il eut connaissance de ces accusations et, les jugeant, avec un noble orgueil, par trop infâmes pour que l’on pût les croire possibles, il les méprisa. Il eut tort, la calomnie passa les mers, motiva une longue enquête, et tous les historiens du héros ont aujourd’hui à le justifier. Ce crime supposé, qui semblait de nature à servir les intérêts de doña Marina, jamais la calomnie n’y mêla, même de loin, le nom de la jeune femme, tant la sympathie et le respect que l’on avait pour sa personne et son caractère étaient grands.