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une situation que la haute position qu’il occupait rendait singulièrement épineuse, et lui, l’homme des résolutions promptes, irrévocables, dut avoir cette fois de longues hésitations, ne se courber qu’en frémissant. doña Catalina ne lui était plus seulement indifférente à cette époque, il la haïssait bien réellement, — Bernal Diaz l’affirme, — car il ne pouvait se souvenir sans dépit, et même sans colère, de la contrainte morale à laquelle il avait cédé en l’épousant. En outre, dans l’arrivée si inopinée de sa femme, Cortès, au lieu d’une preuve de tendresse, voyait avec raison une suprême vengeance de son chef, Diego Velasquez, qui, exaspéré d’un côté par les nombreux actes de rébellion de son lieutenant, de l’autre par ses succès inouïs, ne reculait devant aucun moyen pour lui nuire[1]. Donc, instrument aveugle du ressentiment de Velasquez, doña Catalina, forte de son titre d’épouse légitime, venait réclamer la place, le rang, les honneurs qui lui appartenaient. Or Cortès, sans s’attirer les colères de l’église, colères que dans sa foi robuste il n’eût osé ni provoquer ni braver, ne pouvait refuser de rendre à doña Catalina la situation dont jouissait indûment, mais avec une sécurité complète, la pauvre Marina. Cette fois, en dépit ou plutôt à cause de sa vive intelligence, la belle Indienne n’allait rien comprendre aux événemens qui se préparaient, au désastre qui allait briser son bonheur et désoler sa vie.

Doña Marina, qui avait reçu le baptême en grande pompe, était une chrétienne convaincue. Toutefois, si sa nouvelle religion la passionnait par sa morale d’essence féminine, c’est-à-dire toute d’abnégation, nombre des dogmes qu’on lui avait expliqués devaient paraître singulièrement obscurs à son esprit. Que savait-elle, au fond, par exemple, du mariage chrétien? Essayons, sur ce point, de nous rendre compte de ses sentimens.

Si la polygamie existait chez les Aztèques, elle n’était permise qu’aux souverains et aux nobles, encore avec certaines restrictions. Ainsi la première femme, et elle seule, avait droit aux cérémonies nuptiales. Celles qui venaient ensuite n’étaient, pour employer l’expression consacrée, que des « concubines légales. » Or, si doña Marina se considérait comme la femme légitime de Cortès, elle savait aussi que, grâce au Dieu des chrétiens, elle n’avait point à redouter

  1. Cortès, ne l’oublions pas, relevait hiérarchiquement du gouverneur de Cuba. Nommé par lui chef de la flottille qui devait explorer les côtés du continent américain et tenter d’y fonder un établissement, le futur conquérant, au moment de partir, se vit brusquement révoquer. Au lieu de se soumettre, Cortès, sûr de ses officiers et de ses soldats, se hâta de prendre le large. Velasquez, furieux, envoya plus tard contre le rebelle don Panfilo Narvaez, lequel se fit battre. De là, une haine et une jalousie qui ne s’éteignirent qu’avec la vie du malheureux don Diego.