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— et si la lecture de ces lettres est pour ces personnes l’occasion d’une crise morale, en ce cas le vaudeville devient comédie. C’est justement l’histoire de Gotte.

Ce ne sont pas des personnages bien relevés que M. et Mme Courtebec, petits rentiers parisiens, et Mlle Gotte, leur bonne : la comédie avec eux, aurait de la peine à être « noble. » Mais il suffira, nous le savons, qu’elle soit « humaine. » Que faire en son âge mûr, lorsqu’on jouit d’un suffisant revenu et qu’on n’a point d’enfans, ni de métier, ni d’idéal ? Cultiver quelque vice débonnaire. C’est ce que fait Courtebec : il est gourmand. Et de même sa femme : elle est joueuse. Chacun, bien entendu, gouverne sa manie de façon bourgeoise : l’on recherche les « petits plats ; » l’autre, qui jadis eût entretenu un quine à la loterie, recherche les jeux de hasard à bon marché, en famille ou dans les casinos. « Bonne humeur et bonne nourriture, » c’est la devise de l’un. « Il faut bien que je joue ! » s’écrie l’autre, qui, pour s’excuser, prétend travailler à une grande fortune ; « il faut bien que je joue, puisque jouer est la seule façon que nous ayons de gagner de l’argent, nous autres honnêtes femmes ! » Et, corrompue secrètement par cette idée, corrompue aussi par le spectacle du luxe parisien, elle veut qu’un jour son mari, comme tel autre que citent les journaux, ait, grâce à elle, « des chevaux, des voitures et les plus jolies cocottes de Paris. — « Ça, je veux bien ! » répond-il, par plaisanterie uniquement, car ce n’est pas là son péché mignon, et il est fidèle à sa femme : « Mais, moi, je ne veux pas ! reprend-elle aussitôt. Je ne sais plus ce que je dis quand je pense à cette grande fortune ! » Quant à Gotte, elle aime son maître d’un amour sans espoir : elle l’aime comme un bon chien, parce que c’est son maître et qu’il est naturel d’aimer « au-dessus de soi ; » elle l’aime comme une créature qui commence d’être humaine, comme une bête sentimentale, parce qu’il a une voix agréable et qu’elle l’entend fredonner des airs de Gounod.

Voilà d’honnêtes gens, au demeurant, et qui méritent d’être servis par une si brave fille. Et voilà des époux assortis et unis. Mais arrive la lettre fatale, adressée par méprise à Gotte, lue par Mme Courtebec : « Vous héritez de dix-huit millions ! » L’idée d’une telle somme d’or est le réactif qui tombe sur l’honnêteté de ces honnêtes gens, sur la tendresse mutuelle de ces époux. « Est-ce que ces fortunes-là, s’écrie Mme Courtebec, sont faites pour les cuisinières ? » Et comme, éblouie par la vision de ce Pactole, elle propose des moyens violens de le détourner, son mari proteste : « Non, non, ce n’est pas ainsi que s’y prendraient les honnêtes gens. » Mais il ajoute aussitôt : « Supposons que les honnêtes gens pensent à s’emparer d’une fortune. Cela se peut… » Elle interrompt : « Tu crois ? » Et lui de riposter, par un jeu de mots qui va loin : « Pourquoi pas, si la somme est honnête ? » Ils