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l’imaginer à nouveau et uniquement comme un duel moral. Les péripéties de ce duel, dont le roman fournit les conditions, il fallait les trouver et les composer. Aussi bien M. Céard ne manque pas d’invention : n’est-elle pas presque à lui seul, cette délicate scène du troisième acte ou Renée déclare à Denoisel une sorte particulière d’amour, fait d’une amitié qui dure, d’une camaraderie qui devient tendre et d’une estime qui s’exalte ? On a même prétendit que cette nouveauté allait contre le caractère de l’héroïne, qui devait mourir sans avoir aimé.

Mais, par respect, apparemment, M. Céard s’est appliqué à reproduire la fabulation du livre. Celle-ci, à sa place, n’avait que peu d’importance ; L’auteur lui-même, dans une préface, avait mis sa coquetterie à nous en avertir ; transportée à la scène et presque seule, cette fabulation est insuffisante. Réduit à cette maigre action, le roman devient presque une pantomime ; la réduction, est habilement faite, mais quoi ! si bien préparé que soit un squelette, les amateurs de la vie regrettent la chair et la peau.

Sans doute, j’exagère ; cette pantomime a des pauses pendant Lesquelles Renée au moins a licence de parler, et, d’ordinaire, son confident Denoisel lui donne la réplique. Au premier acte surtout, elle babille, et son père, avant Denoisel, lui sert d’interlocuteur. Peut-être, si je ne la connaissais déjà, ne garderais-je de ces deux scènes que deux idées bien nettes- : voilà une petite fille qui chérit tendrement son père, voilà une jeune fille assez mal élevée. N’importe : elles sont gentilles, ces deux scènes, pimpantes et spirituelles, et me remettent joliment sous les yeux, même sous les yeux de l’esprit, le personnage de Renée. Mais voici la fiancée d’Henri, Mlle Bourjot ; qui est-elle ? Pour entrée de jeu, elle apporte ce renseignement : son fiancé aime sa mère ; c’est tout ce que nous savons, tout ce que nous saurons de ce qui la touche. Et cette mère elle-même, la connaissons-nous davantage ? Nullement. On nous la montre deux fois, sans lui permettre de s’expliquer, « Ton frère aime, maman, » c’est une parole bientôt dite, sinon facile à dire : illumine-t-elle comme un éclair les âmes de la mère et de la fille ? Dans le roman, cette confidence était murmurée à voix basse, pudiquement, et devinée par le lecteur : écrite en mots exprès dans la pièce, elle semble une première indication restée d’un plan de L’ouvrage. C’était à l’auteur, ensuite, de trouver l’expression théâtrale du fait, et du sentiment que ce fait éveillait chez cette jeune fille : à je ne sais quels indices, — ce n’est pas mon affaire de les imaginer, — elle devait s’apercevoir, en notre présence, que son fiancé aimait sa mère ; par je ne sais quels signes alors, sa douleur devait se trahie. Mais surtout c’était l’affaire de l’auteur d’éclairer sur la scène, et comme il convient sur La scène, ces deux âmes éclairées jusqu’au fond dans le roman. Il a éteint la lanterne du romancier, mais il n’a pas allumé la sienne : Noémi, Mme Bourjot, demeurent