Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 78.djvu/923

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pas. Si la aimais à le contempler dans le miroir de ma vie, tu pourras aussi le contempler dans celui de ma mort. »

Voilà des horizons nouveaux pour la musique, et des deux vierges encore de son coup d’aile ; on les lui a fermés. En suivant Goethe, dira-t-on peut-être, on exposait le compositeur à une rencontre terrible : celle de Beethoven. Qu’importe ? On n’a rien à craindre d’un tel devancier. La musique n’a pas à s’excuser d’être au-dessous de Beethoven, lorsqu’il faut qu’elle parle après lui ; mais la poésie est inexcusable d’être au-dessous de Goethe, quand elle n’avait qu’à le laisser parler.

Nous aurions souhaité de voir un bon livret aux mains de M. Salvayre, dont nous aimons le talent et la personne. Ce talent s’est révélé voilà quelque dix ans par une partition charmante, le Bravo, qui retarda la ruine d’un de nos derniers théâtres lyriques. Aimable, brillante, la musique du Bravo était jeune, au meilleur sens du mot. Les jeunes d’alors faisaient encore des œuvres de leur âge, franches et spontanées. La source coulait, un peu au hasard parfois, un peu mêlée, mais elle coulait ; aujourd’hui, c’est à peine si elle pleure, et l’on voit des enfans de vingt ans qui de parti-pris se vieillissent l’âme et se dessèchent le cœur. L’exemple des maîtres vivans a peine à défendre contre certaines théories la clarté, la simplicité de l’art ; des élèves trouvent Henry VIII banal et le Cid enfantin ; pour ceux-là, je crains bien qu’Egmont ne compte guère.

C’est une surprise qu’une œuvre facile ; et l’on peut aimer, de temps en temps, à se sentir chez soi. Avec M. Salvayre, nous sommes bien chez nous, et sans doute c’est quelque chose. L’auteur d’Egmont refuse décidément de rompre avec l’esprit de sa race : il ne bat point sa nourrice. Sa musique est naturelle, sans arrière-pensée ; elle ne trahit aucun effort et ne nous en demande aucun ; elle cherche moins la profondeur que la transparence. Elle n’a pas non plus le souci exagéré de la forme ; elle prétend se passer des roueries charmantes, des grâces parfois un peu hypocrites d’orchestration ou d’harmonie, qui sauraient au besoin, comme des voiles brodés, cacher les trous de l’étoffe. M. Salvayre a parfois des mélodies si franches, qu’elles semblent l’image immédiate et instantanée de l’idée ; entre la situation ou la parole et sa traduction musicale, aucun nuage n’a flotté ; aucune réfraction n’a brisé le rayon. De là dans le talent de M. Salvayre quelque chose de prompt, et, si le mot était moins banal, nous dirions de primesautier, qui peut plaire.

Le défaut, ou plutôt le malheur d’Egmont, c’est d’avoir été conçu pour un grand théâtre et représenté sur un théâtre plus petit. Les dimensions respectives des deux scènes, je dirai même des deux salles, l’inégalité numérique des exécutans, voire des figurans, nos habitudes et nos