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Claire ! Séparer ce groupe adorable ! Rompre le lien délicat de ces deux âmes de femme ! Enlever à la jeune fille la mère qu’elle aimait au point de mourir près d’elle, mais sans bruit, de peur de l’éveiller ! On a osé tout cela, et encore davantage. On a remplacé la mère par un père, et lequel ! Un père poncif, vague bourgmestre qui disparaît à partir du second acte, après avoir surpris sa fille aux bras d’Egmont ! père malencontreux, nommé Brackenburg, d’un nom volé dans l’Egmont véritable au pauvre garçon qui de Claire obtint seulement l’amitié d’une sœur et la compassion d’une amie. Elle s’en excuse auprès de lui, la Claire de Goethe ; elle lui demande pardon de n’avoir pu l’aimer, et, pour grâce suprême, elle le fait confident, presque témoin de sa mort d’amour. Il y avait à prendre là des scènes exquises, des adieux touchans ; il fallait finir un acte sur cette mort silencieuse et douce comme celle d’un petit oiseau.

Pas plus que la grâce de Claire, MM. Wolff et Millaud n’ont compris la grandeur d’Egmont. Ils ont découronné ces deux têtes charmantes. Beautés humbles ou sublimes, toutes ont été également profanées. Rien n’était plus facile encore que de réunir en un acte les admirables scènes qui terminent le drame de Goethe : l’entretien d’Egmont et de Ferdinand d’Albe, le monologue du héros, son dernier sommeil et sa vision de la Liberté. On a tout remplacé par un duo d’amour banal (nous ne parlons encore que du livret). Claire, en vulgaire héroïne d’opéra, pénètre dans le cachot de son amant, pour s’évanouir ou mourir, on ne sait au juste, à l’instant du supplice. Quelle platitude, au lieu de quelles beautés ! On nous a refusé, on a refusé au musicien des trésors de pathétique et de poésie. Ici, comme dirait Joubert, on meurt longtemps, et cette mort d’Egmont dans Goethe, une des plus longues qui soient au théâtre, est aussi l’une des plus belles. Jamais plus divine clarté n’illumina dans un cachot la dernière nuit d’un martyr. De cette âme héroïque, tous les liens se détachent et tombent doucement, même le dernier de tous, l’amour. « Je connais une jeune fille, dit seulement Egmont à Ferdinand ; ne la méprise point parce qu’elle a été à moi. » Le reste de la veillée du héros est consacré à de plus hautes pensées. L’invocation au sommeil, les adieux à la vie, a à la douce habitude de l’être, » tout cela est aussi beau que le Phédon, aussi purifié de toute crainte et de toute bassesse. Faut-il parler enfin de l’incomparable scène entre Egmont et Ferdinand d’Albe, l’enfant loyal et chevaleresque, le fils du bourreau pleurant aux genoux de la victime ? C’est par ce duo d’amitié que devait finir Egmont, et non par un duo d’amour. Et quelle amitié que celle-là ! Quelles sublimes leçons de cet homme qui va mourir à cet adolescent qui va vivre ! « Mon enfant, toi qui ressens pour moi la douleur de la mort, toi qui souffres pour moi, regarde-moi bien : tu ne me perds