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démission. M. Gladstone obtint d’eux, non sans peine, que le fait ne fût officiellement annoncé qu’au moment précis où le bill pour le gouvernement autonome de l’Irlande serait déposé. Ils n’attendirent cependant point cette date, et leurs successeurs étaient déjà nommés lorsque M. Gladstone fit savoir à la chambre qu’il lui présenterait son bill le 8 avril.

M. Gladstone accomplit ce jour-là un de ses plus merveilleux exploits oratoires. La curiosité publique avait été excitée au plus haut point. Jamais la chambre des communes n’avait contenu tant de monde ; on s’étouffait dans la salle et dans les galeries. L’illustre homme d’état, qui atteignait sa soixante-dix-septième année, parla pendant plus de trois heures, tenant amis et ennemis sous le charme de sa diction si limpide, si souple, promenant son auditoire, sans le fatiguer, à travers le labyrinthe des complications infinies de ce projet de loi, œuvre de plusieurs mois. Mais si l’orateur excita l’admiration, le législateur provoqua un grand étonnement. Le mécanisme si ingénieux de contrepoids et de garanties, destiné à rassurer l’opinion sur la portée des concessions offertes, ne pouvait cependant dissimuler le vrai caractère du projet. Le système de home rule de M. Gladstone se ramenait en substance à l’établissement en Irlande d’un pouvoir exécutif séparé, uniquement responsable devant une législature siégeant à Dublin et investie de pleins pouvoirs pour modifier les lois civiles et criminelles, porter atteinte aux contrats existans, régler les conditions et le mode de protection de la vie et de la propriété. Certaines affaires d’un intérêt impérial, l’armée, la marine, les affaires étrangères et coloniales, le commerce, la circulation, les biens des corporations religieuses, étaient maintenues hors de la sphère de la législation irlandaise. Le lord-lieutenant avait le droit de veto sur les actes législatifs, mais seulement après avis conforme des ministres irlandais. La législature devait être divisée en deux ordres, le premier comprenant des pairs et d’autres membres élus d’après certaines conditions assez élevées d’éligibilité, le second émanant du suffrage habituel. En cas de dissidence sur une mesure proposée, celle-ci était ajournée à trois ans ou jusqu’à la dissolution du parlement. La clé de voûte de toute la combinaison était l’exclusion des représentans de l’Irlande du parlement anglais. Nul doute que M. Gladstone n’eût été mû surtout par la pensée que, dans la chambre des communes, tout le monde accueillerait avec satisfaction une clause dont le premier effet serait de débarrasser le parlement du cauchemar perpétuel de la présence des quatre-vingt-cinq janissaires de M. Parnell, de leur vote mécanique, de leur jeu de bascule entre les deux partis et de leur odieux système d’obstruction. Il eut la stupéfaction de voir cette clause devenir la pierre d’achoppement de tout son système.