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ÉTUDES SUR L’HISTOIRE D’ALLEMAGNE.

lettre où il a exposé la doctrine catholique. Grégoire le Grand avoue sans ambages qu’il ne sait pas le grec. C’est le cas de presque tous les papes, excepté bien entendu de ceux qui sont nés dans les pays helléniques. Or la langue que les Romains n’entendent plus était seule capable d’exprimer, et, par conséquent, de produire les nuances des discussions dogmatiques, les raffinemens de la controverse. Seule elle pouvait par divers procédés rendre immédiatement saisissable la différence des opinions. Lorsque le patriarche Nestor enseigne que les deux natures sont demeurées distinctes dans le Christ et que le Verbe, pour avoir habité le corps d’un homme, ne s’est pas fait homme, il dit que Marie doit être appelée non pas Θεοτόϰος (Theotokos), c’est-à-dire Mère de Dieu, mais seulement Χριστοτόϰος (Christotokos), c’est-à-dire mère du Christ, et que l’enfant de Marie n’est point Θεός (Theos), Dieu, mais Θεοφόρος ou Θεοδόϰος (Theodokos), qui porte Dieu, qui a reçu Dieu. Voilà toute une doctrine expliquée par le jeu de mots composés. La querelle de l’arianisme a porté sur quelques lettres : les orthodoxes veulent que le Fils soit de même substance que le Père, ὁμοούσιος (homoousios), les ariens qu’il soit de substance différente, ἑτερούσιος (heterousios), les semi-ariens, de substance semblable, ὁμοιούσιος (homoiousios) ; les sages enfin, pour éviter tout conflit, se contentent de dire que le Christ est semblable à Dieu, ὅμοιος (homoios). Selon qu’on emploie le mot simple ou le mot double, que l’on ajoute ou supprime une lettre, on s’engage dans tel ou tel parti. Le latin était inhabile à ces subtilités. La différence entre ces deux langues, qui expriment deux génies opposés, est telle que les traductions sont périlleuses. Léon le Grand se plaint qu’une lettre de lui, traduite en grec, le fasse passer pour un partisan de Nestor dont il est l’adversaire décidé. Ne point savoir le grec, c’était donc être prémuni contre l’hérésie. Les hommes, a dit Montesquieu, font d’abord les institutions ; ensuite, ce sont les institutions qui font les hommes ; de même, l’esprit d’une race façonne d’abord la langue ; ensuite, la langue façonne l’esprit.

Il n’y a point de doute que la supériorité intellectuelle est du côté de Constantinople. Léon le Grand a vécu au temps où commençait la décadence de l’esprit en Italie : après lui, elle s’est précipitée. Grégoire le Grand a encore des lumières, mais son horizon est circonscrit par des ténèbres toutes voisines, et la plupart des autres papes vivent dans la misère spirituelle. Il semble qu’ils aient été tous de braves gens, occupés de soins très simples. Dans cette Rome où ils vivent sous les yeux du peuple et du clergé qui les a élus et sous la surveillance des magistrats impériaux, ils ne sont pas assez grands seigneurs pour avoir des vices. Ils font tous à peu près la même chose ; ils sont bâtisseurs : même Sisinnius, pauvre prêtre goutteux qui a passé quelques semaines sur le siège de Saint-Pierre, a