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d’acheter tous ces volumes ; le Français économe prend fort mal ces plaisanteries-là ; en voilà un qui n’aimera plus la littérature russe ! Notez, d’autre part, que ces romanciers se distinguent par la puissance plus que par la variété ; ils se répètent uniformément dans la note douloureuse ou la note lugubre. Deux ou trois livres de Dostoïevsky sont une gymnastique passionnante, mais déjà pénible pour le cerveau ; quand on essaie de lire son œuvre tout d’une haleine, on se demande en arrivant au bout si l’on n’ira pas frapper chez le docteur Blanche. J’en sais quelque chose. Oui, on se lasserait vite de retrouver chaque soir sur sa table ce choix de volumes qui vous regardent avec leurs titres macabres : la Mort, les Trois Morts, la Maison des morts, les Possédés, l’Esprit souterrain… Les gens nerveux hésiteraient à rentrer seuls dans leur cabinet. Sans doute, c’est de la manne pour les délicats, il est convenu qu’ils sont tous pessimistes. Mais le nuage noir qui assombrit les sommets intellectuels n’est pas encore descendu sur la masse du peuple de France. Ces jours derniers, la dame qui tient un fonds de nouveautés littéraires dans mon quartier me fit l’honneur de me consulter sur la Mort de Tolstoï. — Ceci, monsieur, est-ce bien ? — Mais oui, c’est très bien. — C’est égal, je n’ai pas envie de mettre ce livre dans la devanture : ça attristerait trop la vitrine. — Le peuple de France est comme cette dame : il n’aime pas qu’on attriste trop sa vitrine.

En indiquant ces appréhensions, je n’entends rien retirer de ce que j’ai écrit à cette place. Je crois toujours que nous pouvons trouver grand plaisir et grand profit dans la lecture de quelques œuvres maîtresses. Avec tous ses défauts, j’admire plus que jamais un art aussi sincère, et surtout l’âme sérieuse qui l’inspire ; je demeure persuadé que la littérature de métier, qui se dessèche et s’éloigne de l’homme, doit se retremper à ces sources vraiment humaines. Mais il n’y faudrait puiser qu’avec discernement, et ce que notre génie en peut supporter. Encore une fois, c’est une question de mesure. Tous ceux qui ont navigué savent qu’en entrant la nuit dans les rades mal connues, les marins donnent au diable de bon cœur ces petites lumières de la ville basse, qui brouillent à leurs yeux les indications des phares. Si on les écoutait, ils ne voudraient d’autres feux à terre que les grands phares, qui désignent sûrement les points d’abordage. Il me semblait qu’en allant reconnaître des côtes aussi neuves, nous devions nous garer des illusions et pointer uniquement sur les hautes lumières. Mais je vais traînant de vieux rêves. Nous ne vivons pas dans un jardin d’Académus, où l’on ait le souci des choix logiques et des belles ordonnances intellectuelles. Peut-être la démocratie que nous sommes veut-elle des foulées profondes, en littérature comme en toute chose. On me