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types particuliers de son pays. Ici, le moment choisi est la veille de l’émancipation, d’où le titre du livre dans l’original : A la veille ; le type symbolique est celui de la jeune fille russe, personnifiée par cette adorable Hélène, si délibérée et si touchante dans le don qu’elle fait de sa vie. On retrouve dans ce roman toutes les qualités de l’inimitable artiste, le courant continu de pensée et d’émotion, et ce style qui semble fait avec les soupirs d’un orgue touché par une fée errante. Que de rencontres charmantes à chaque page ! Soit qu’il analyse l’attrait de la nature, si puissant sur nous, « parce qu’elle contient, comme l’amour, la vie et la mort, et qu’elle nous parle en même temps de l’une et de l’autre, » soit qu’il nous explique le charme des étoiles : « Souris aux étoiles ; elles te regardent toutes, elles ne regardent que toi ; elles ne font pas autre chose que de regarder les amoureux ; voilà pourquoi elles sont si belles ; » soit qu’il nous montre la jeune fille dans le premier enchantement de la passion : la nuit, les yeux ouverts dans l’ombre, et comme elle ne se sent vue de personne, un sourire mystérieux erre sur ses lèvres… Au matin, quand le premier rayon de soleil entre dans sa chambre, elle referme ses bras sur lui, elle étreint dans un chaste embrassement cette caresse de la lumière. Et ce journal d’Hélène, avec quelle vérité et quelle finesse il relate les premières incertitudes, puis la révélation du sentiment qui l’envahit ! Je voudrais souhaiter bonne fortune à la nouvelle traduction de ce livre exquis ; mais je sais bien que je parle dans le désert. Il est encore trop tôt pour combattre l’injuste réaction qui éloigne le public de Tourguénef. Je la constate au même degré en Russie et en France, sans la comprendre, surtout en France. Supposons un instant que nous ignorions tout de la littérature russe ; quelqu’un viendrait nous dire : « Parmi ces étrangers qu’on va proposer à votre admiration, la plupart ne tiennent aucun compte de votre longue tradition intellectuelle ; ils heurteront tous vos goûts artistiques, toutes vos habitudes de pensée, ils exigeront de vous une initiation laborieuse. Un seul, à talent égal, s’est soucié d’écrire pour vous ; sans rien abdiquer de son originalité et de son caractère national, il a plié son art à votre discipline classique, il a surpris les secrets de vos maîtres ; au lieu de vous envoyer le parfum russe dans un tonneau, avec la négligence des autres, il vient vous l’offrir dans un flacon travaillé comme vous les aimez. » — Voilà notre homme, nous écrierions-nous, celui qui fera fortune chez nous ! C’est tout le contraire qui arrive. Le public l’abandonne et court aux écrivains les plus réfractaires à notre code latin, les plus choquans pour un bachelier français. C’est un temps à passer. On lui reviendra, s’il est vrai que la littérature ait comme l’histoire sa justice immanente !