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l’auditoire, à certains passages, ce sourire amusé. C’est drôle, il n’y a pas d’autre mot ; or l’intention de Tolstoï n’était certes pas d’être drôle. En revanche, la description de l’agonie nous laisse de l’horreur et un peu de dégoût, le sentiment qui nous fait nous détourner des dernières convulsions d’une bête mourante.

Pour mettre cette nouvelle étude à sa vraie place, qui n’est pas la première, il la faut comparer aux autres créations de Tolstoï sur le même thème. M. Halpérine a devancé ma pensée ; à la suite de sa traduction, il a groupé dans le volume quelques épisodes similaires des anciens romans, la mort du frère de Lévine dans Anna Karénine, celle du prince André dans Guerre et Paix, celle de Michaïlof à Sébastopol, enfin les Trois Morts ; ce dernier récit est peut-être celui qui éclaire le mieux les conceptions philosophiques de l’écrivain, et c’est l’un de ses morceaux les plus remarquables ; on l’a lu ici et sans doute oublié, car à l’époque où il parut, Tolstoï n’était pas encore à la mode[1]. Mais je ne veux faire porter la comparaison que sur la mort de Nicolas Lévine ; je tiens ce chapitre d’Anna Karénine pour un des chefs-d’œuvre du genre dramatique dans le roman. La mort d’Ivan Ilytch n’est que la répétition du même tableau. Ce Lévine est un misérable, il finit dans des circonstances à peu près identiques, aussi étranger qu’Ivan Ilytch à toute croyance. D’où vient donc la différence d’impression pour le lecteur ? Pourquoi n’est-il pas un instant tenté de sourire dans le premier cas ? Pourquoi la qualité de l’épouvante, si je puis dire, est-elle si supérieure ? Comment, sans presque faire d’allusion aux problèmes que soulève la mort, l’auteur nous force-t-il d’entrevoir derrière ce mourant, subitement grandi de cent coudées, tout un abîme d’ombre mystérieuse, tout le possible de l’inconnu ? La différence tient à des nuances si subtiles qu’il faut renoncer à les énumérer ; mais je ne doute pas qu’elles ne frappent tous ceux qui auront la curiosité de lire les deux textes, et qu’elles ne déterminent leur préférence en faveur du premier. On peut expliquer en partie sa supériorité par une raison purement littéraire. Dans la Mort d’Ivan Ilytch, l’auteur se substitue à ce qui va être un cadavre, il nous décrit sans intermédiaire les sensations du sujet, il les suit jusqu’au dernier râle ; et comme nous sommes en plein réalisme documentaire, nous avons quelque peine à accepter cette fiction ; quand vient le moment qu’aucun guillotiné n’a jamais raconté, nous refusons notre créance au médecin qui décide gravement que ce patient souffre encore, ne souffre plus… Au contraire, quand Lévine expire, une tierce personne, son frère, établit la communication entre lui et nous ; nous

  1. Voyez la Revue du 15 août 1882.