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suit sa carrière comme tous les autres, avec les mêmes petites préoccupations à ras de terre ; il plaide, ni bien ni mal ; il se marie, ni bien ni mal ; il obtient l’avancement qu’il convoitait ; on nous le présente, à ce moment, tout occupé à installer sa nouvelle maison avec un luxe bourgeois. Comme il suspend ses tableaux, il tombe d’une échelle et se lèse quelque organe intérieur ; une légère douleur l’en avertit, elle grandit insensiblement ; les médecins qui le traitent n’y voient goutte. Tolstoï n’est jamais tendre pour les médecins. Ivan Ilytch dépérit, son caractère s’aigrit, il devient insupportable à son entourage ; sa femme et sa fille vont au bal au lieu de le soigner. Seul le moujik de la cuisine, — toujours le moujik, — procure à son maître un peu d’assistance physique et morale, au lecteur le soulagement de voir enfin une figure qui n’est ni odieuse ni ridicule. L’agonie commence, très longue, très douloureuse ; Tolstoï, qui sonde les reins tout autant que le cœur de son malade, ne nous fait grâce d’aucun détail répugnant, d’aucun hoquet ; et nous sommes un peu comme ces dames, qui attendent avec impatience d’être délivrées du moribond. Il nous tourmente longtemps encore ; le romancier a rigoureusement vidé ce cerveau de toute pensée consolante, pour ne lui laisser que des affres morales et des sensations physiques. Ivan Ilylch expire. À cette minute, il voit enfin de la clarté et ressent un grand contentement. « C’est fini de la mort ! » murmure-t-il. Est-ce une illumination de l’esprit ou la détente du corps ? L’idée de l’auteur reste fort obscure. Autant que je puis comprendre, il n’y a dans ce soupir d’allégement que l’aise de la machine animale, qui se dissout avec la conscience qu’elle a cessé de souffrir.

Pour qui connaît la disposition de Tolstoï et l’ensemble de ses écrits, l’intention est évidente ; l’histoire d’Ivan Ilytch doit nous épouvanter en nous montrant combien sont affreuses la vie et la mort d’un homme dépourvu de tout idéal moral ou religieux. Mais l’écrivain ne risque-t-il pas de manquer son but en se restreignant à la pure esthétique naturaliste ? On sait quel est le grand écueil du réalisme poussé à bout ; là même où il veut être sérieux, ses photographies trop ressemblantes et trop minutieuses frisent fatalement la caricature ; il refait avec plus de solennité les charges d’Henri Monnier. Voyez, dans la Mort d’Ivan Ilytch, les consultations médicales, la description de l’appartement, l’entrée des magistrats dans la chambre du défunt, presque toutes les scènes épisodiques ; elles appellent invinciblement le sourire au coin des lèvres. C’est moins sensible pour le lecteur français, qui n’est pas frappé par la justesse typique de mille petits détails ; mais quand on fit le livre à haute voix en Russie, on est sûr de voir courir dans