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n’eût pas fallu nommer ce dernier en un lieu où l’audience de nos lecteurs lui est acquise à tant de titres.

Elle est un peu fatigante à lire, cette micrographie acharnée ; l’homme retourne se chercher dans l’enfant, il dissèque sans pitié le petit être pour surprendre en lui les premiers linéamens de ses défauts et de ses passions. Et pourtant le livre nous retient, parce que chacun y retrouve des parties de soi, chacun se reconnaît dans ces chagrins bêtes et cuisans que son imagination d’adolescent a forgés avec des riens. Ce livre donne la clé de l’intelligence de Tolstoï ; toute son œuvre ultérieure est en germe dans les Souvenirs. Vous y verrez déjà quel est le grand ressort de la comédie humaine, telle que le romancier la comprend : la vanité, et plus particulièrement la préoccupation de l’effet qu’on produit. Prenez tous les personnages de Guerre et Paix, le héros des Cosaques, ceux du Siège de Sébastopol ; ce que l’analyste discerne avant tout au fond de leurs âmes, dans les momens les plus passionnés ou les plus tragiques, c’est l’inquiétude du jugement d’autrui, le désir de paraître d’une façon avantageuse. Voilà le mobile des meilleures comme des pires actions, pour ce La Rochefoucauld russe. S’il y rapporte toute la vie avec tant de certitude, c’est qu’il l’a discerné dans sa propre conscience, ce mobile, dès les premières heures de l’enfance ; avec une sincérité parfaite, il nous le montre à l’origine de tous ses raisonnemens, de tous ses actes. Et si Tolstoï célèbre avec tant de joie son entrée dans la lumière, depuis qu’il a enfin trouvé une explication rationnelle de la vie, c’est qu’il croit avoir étouffé cet ennemi. Mais depuis ce moment, et pour la première fois, notre analyste manque de clairvoyance ; bien loin qu’il ait triomphé de son démon intérieur, le démon l’a aveuglé en se faisant invisible pour lui et bien plus visible pour les autres.

Ceci nous ramène à l’autre obsession de Tolstoï ; si vous lisez avec attention les Souvenirs, vous y trouverez le lien caché de ses deux idées maîtresses. Tout enfant, il est déjà sollicité vers l’homme du peuple, vers le simple d’esprit ; il lui donne la préférence sur les gens cultivés au milieu desquels il vit. Pourquoi ? Parce que, dans le monde de ses pareils, il a découvert, à la racine de toutes les pensées, cette préoccupation vaniteuse de l’effet à produire ; il a reçu d’eux la contagion qu’il subit et qu’il déteste le plus. Quiconque en sera exempt lui paraîtra digne d’envie et d’admiration. Or ce sentiment n’a pas de prise sur le bas peuple russe ; tandis que chez d’autres, surtout dans les races méridionales, l’esprit est naturellement vantard et théâtral, le moujik agit d’instinct en bien ou en mal, comme s’il était seul dans l’univers ; il ne lui viendra jamais à l’idée de tourner les yeux sur lui-même pour voir quelle