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qu’on se demande quel serait, dans une société faite sur ce modèle, le privilège du riche. La terre n’est pas réellement vendue ; elle : n’appartient qu’à Dieu ; le propriétaire n’est que le tenancier de Dieu. Celui qui est forcé de vendre sa propriété garde de telles hypothèques sur elle qu’on ne voit pas bien qui sera tenté de l’acheter. Le chapitre XXV du Lévitique est un vrai titre de code civil, où la considération d’humanité prime sans cesse le droit strict. L’israélite, devenu pauvre ou affaibli par l’âge, doit être assisté par la commune, de manière à ce qu’il ait l’existence d’un homme vivant de son travail. L’usure est interdite entre Israélites. Le frère obligé de se vendre doit être accepté comme un mercenaire jusqu’au jubilé ; l’Israélite ne peut réellement pas être esclave d’Israélite. L’esclavage Israélite ne peut se recruter que chez les peuples voisins et parmi les enfans d’étrangers établis dans le pays. Aux esclaves provenant de ces catégories, toutes les duretés de l’esclavage sont applicables ; on peut se les transmettre en héritage à perpétuité ; pour eux point de jubilé. Au contraire, il y a rachat et jubilé pour l’Israélite devenu esclave d’étrangers établis dans le pays. L’Israélite ne peut être que le mercenaire de l’étranger ; on ne doit pas souffrir qu’il soit traité avec dureté. Au jubilé, l’étranger perd ses droits.

Cette loi, on le voit, est une loi de confrérie, non une loi de nation. Elle se rapproche fort des idées qui dominent dans certains cercles socialistes. Inutile de dire que nulle culture d’esprit, nul art, nulle science, nulle philosophie, aucune de ces fleurs exquises que la Grèce a fait éclore ne pouvait sortir d’un tel régime. Le bonheur de l’individu, garanti par le groupe social auquel il appartient, voilà son objectif. Qui maintiendra ce bel idéal ? Qui protégera ces petits paradis de frères vivant ensemble contre les attaques de la force extérieure ? Voilà ce dont le socialiste juif ne s’inquiète pas. Les grands empires, fondés sur des classes militaires, sont chargés de ce soin. De là, l’attitude humble et hautaine à la fois d’Israël devant les aristocraties militaires. Israël se dit toujours au fond qu’il a la meilleure part et que, malgré sa position subordonnée, le monde n’existe que pour lui. Il n’a que de la pitié pour ces pauvres fous, qui passent leur vie à se mettre en pièces au lieu de goûter, comme lui, les douceurs de la vie de famille. Puis, quand le grand empire qui lui servait d’abri s’écroule, il éclate de rire ; il s’écrie que toutes les nations[1] travaillent pour le feu, s’épuisent pour le vide. Il oublie que, sans cet abri d’une grande société civile et militaire, sa Thora serait inapplicable. Toutes les

  1. Jérémie, LI, 58.