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ni la pénétration et au besoin la profondeur, ni la puissance et encore moins le don de la vie. Il dit du Lys dans la vallée que c’est un prodige de pathos, et s’il admire le Père Goriot, c’est avec mesure et sang-froid ; mais il ne trouve pas que les Illusions perdues, sauf le style, soient tellement au-dessous d’un bon roman de Le Sage, et il n’est pas éloigné de voir dans le Cousin Pons, dans la Cousine Bette, dans Eugénie Grandet, quelques-uns des chefs-d’œuvre du roman contemporain. Il croit seulement devoir insister sur deux points. Le premier, c’est que le réalisme de Balzac « est généralement gâté par le voisinage constant d’imaginations étranges qui sont ce qu’il y a de moins réaliste ; » et il nous renvoie pour la preuve aux Illusions perdues, à la Peau de chagrin, à une Ténébreuse Affaire, à la Dernière Incarnation de Vautrin. Pourquoi n’a-t-il pas développé quelques-uns de ces exemples ? L’imagination de Balzac, naturellement grossissante, est, de plus, mal équilibrée. Ce n’est pas la raison, le bon sens, qui font en lui contrepoids à cette sorte d’imagination, c’en est une autre, que l’on pourrait appeler l’imagination mystique. Rien n’est clair, ni naturellement intelligible pour Balzac. L’événement le plus vulgaire, le suicide de Lucien de Rubempré ou la faillite de César Birotteau, ne sont pas seulement des faits à ses yeux, mais, pour son imagination, l’expression abrégée d’une infinité de causes entrecroisées, qu’il prétend débrouiller, et qui s’éloignent de la réalité à mesure même qu’il les démêle, car il n’a pris effectivement dans la réalité qu’un point de départ, et son imagination fumeuse a inventé le reste. On remarquera qu’il est d’autant plus romanesque que son roman est plus long. C’est ce qui peut également servir à l’explication d’une autre formule de M. Faguet, quand il observe, et à bon droit, que, a considéré en lui-même, le réalisme de Balzac est quelquefois faux. » En effet, Balzac applique trop souvent des moyens d’art du réalisme aux conceptions les plus romanesques ou les plus extravagantes. Il donne ainsi la sensation d’un faux réel, d’un réel qui ne l’est point, qui ne l’a jamais été. Balzac est un halluciné pour qui ses visions ont plus de corps et de substance que la réalité même ; ou, si l’on veut, pour qui la réalité n’est que la traduction imparfaite et le symbole de ce qu’il y croit voir.

Est-ce pour ces raisons qu’au lieu de prendre la direction qu’il a prise en Angleterre avec George Eliot, ou en Russie avec Tolstoï, le naturalisme chez nous a pris la route que l’on sait ? Balzac est-il responsable, comme le veut M. Faguet, ode toutes les audaces faciles et méprisables de tous ces romanciers qui ont feint de croire que le réalisme était dans l’étude des exceptions sinistres ou honteuses ? » C’est trop dire, à mon sens, et Balzac n’est pas si coupable. Le Balzac des naturalistes n’est, non plus que le nôtre, dans la Fille aux yeux d’or, et dans la Dernière Incarnation de Vautrin, mais, comme celui de M.