Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 78.djvu/701

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

c’est bien encore l’auteur des Confessions, avant Chateaubriand, dont l’exemple a confère le droit à l’écrivain d’étaler son moi dans son œuvre, et de remplir du bruit de ses lamentations l’univers habitable. M. Faguet s’en fût aisément aperçu s’il eût seulement étendu ses regards un peu au-delà de l’horizon français, du côté de l’Allemagne et de l’auteur de Werther, ou du côté de l’Angleterre et de l’auteur de Manfred et de Lara. Chateaubriand n’explique pas Goethe, puisqu’il l’a suivi, d’ailleurs sans le connaître ; ni même Byron, quoiqu’il l’ait précédé, mais sans l’inspirer ; et Jean-Jacques Rousseau nous rend compte, au contraire, de ce qu’ils ont tous les trois de commun.

J’aime bien mieux ce que M. Faguet nous dit des « Idées générales » et des « Idées littéraires » de Chateaubriand, et les pages très neuves où il remet à son vrai rang le Génie du christianisme. Car, pour nous faire comprendre l’importance historique de ce livre célèbre, ceux mêmes qui peut-être en ont le mieux parlé, c’est Sainte-Beuve et Vinet, l’avaient plutôt étudié du dehors, nous en avaient plutôt démontré les effets immédiats, les conséquences prochaines, qu’ils n’en avaient approfondi la pensée. M. Faguet s’est appliqué surtout à nous faire bien voir tout ce que contenaient en elles, au plus profond d’elles-mêmes, les idées de Chateaubriand, et que peut-être Chateaubriand n’y voyait pas, qu’en tout cas il n’y avait point mis, et qui cependant s’y trouve. « Les idées de Chateaubriand sont sincères, dit à ce propos M. Faguet, mais elles sont superficielles. C’est pour cela qu’on a si souvent suspecté sa sincérité, dont pour mon compte je ne doute pas. La faiblesse relative de l’argument a fait douter de la conviction. C’est mal conclure. Ce qu’il veut faire croire, il le sent. Mais il le prouve médiocrement, parce que ses idées sont moins profondes que ses sentimens. » On ne saurait mieux dire. Artiste et poète, Chateaubriand n’a pas eu de théorie, encore moins de système ; il a eu des instincts, ou, si l’on veut, des intuitions, des divinations. En un sens, c’est moins ; en un autre, c’est plus. L’intuition ne se démontre pas, il faut se remettre au temps d’en prouver la justesse, mais en attendant, l’artiste y trouve une certitude, un motif de confiance et de sécurité qu’aucune démonstration ne saurait ébranler. Ç’a été le cas de Chateaubriand. Qu’il s’en soit lui-même rendu compte ou non, ce qu’il a aimé dans le christianisme, ce n’en est pas seulement la beauté propre, ni même la beauté des choses qu’il a pensé que l’on en pouvait dire, c’est l’ébranlement, c’est la secousse qu’en éprouvait tout entière son âme d’artiste et de poète. L’émotion de la beauté lui a tenu lieu de preuve ; et son temps, à son tour, ne lui en a pas demandé davantage, parce qu’il s’agissait précisément alors, en littérature, comme en art, et comme un peu partout, de rouvrir les sources fermées par l’étroit et tyrannique rationalisme du XVIIIe siècle, « Toute la critique et toute la poétique de Chateaubriand, dit encore M. Faguet,