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déjà caché la boite dans sa manche pour que Titien ne la vit pas : « Montre-moi ce que tu as fait là. » Lombardi lui remit la médaille ; il la regarda, en fit l’éloge : « Aurais-tu le cœur de l’exécuter en marbre ? — Certainement, Majesté. — Fais-la donc et porte-la-moi à Gênes. » Au dire du biographe florentin, qui devait tenir l’anecdote de Titien lui-même, ce dernier, très blessé de l’indélicatesse de son confrère, qui aurait pu lui coûter cher sans la bienveillance de Charles, fut bien plus vexé encore lorsque celui-ci, lui faisant remettre mille ducats, lui ordonna de les partager avec le sculpteur.

On a lieu de penser que la peinture faite alors par Titien n’était qu’une étude à mi-corps dont il se servit d’abord pour faire le portrait en pied, en costume de gala, qui se trouve aujourd’hui au musée de Madrid. Son séjour à Bologne ne fut pas de longue durée ; dès le 10 mars 1533, il était rentré à Venise. L’empereur, de son côté, regagnait l’Espagne, mais n’oubliait pas, au milieu des plus graves affaires, l’artiste qui l’avait séduit. Le 10 mai, à Barcelone, il signait des lettres-patentes conférant à Titien, avec le titre de peintre impérial, ceux de comte palatin, conseiller aulique, chevalier d’or. Dans l’un des considérans de cette longue et curieuse pièce, l’empereur déclare que « reconnaissant à Titien, outre ses excellentes vertus et dons de l’esprit, un art exquis de peindre et de représenter les personnes à vif, il veut suivre l’exemple de ses prédécesseurs Alexandre le Grand et Octave Auguste, dont l’un ne voulait être peint que par le seul Apelle et l’autre par quelques excellens maîtres seulement, dans la crainte prudente que, par la faute de peintres inhabiles, leur gloire ne fût diminuée dans la postérité par quelque laide et monstrueuse peinture. » Il lui confère donc, avec le droit exclusif de le représenter, toute une série de titres et de privilèges dont quelques-uns sont bien faits pour nous étonner. Parmi ces privilèges se trouvent, entre autres, « le droit, la liberté, la faculté, valables dans tout l’empire romain et dans le monde entier, d’instituer et de créer des notaires, chanceliers et juges ordinaires,.. » et, en outre, « le pouvoir de légitimer les fils naturels, bâtards, incestueux, nés de concubinat indigne, et tous autres mâles, de quelques rangs que soient les femmes, même s’ils sont nés de nobles, d’une union illicite et condamnée, que leurs pères soient vivans ou morts, à la seule exception des fils de princes, comtes et bacons. » Le diplôme se terminait par l’octroi de la noblesse à tous les enfans légitimes de Titien, nés ou à naître, ainsi qu’à leurs descendans à perpétuité. Quant à lui, il entrait dans l’ordre de la chevalerie d’or, et devait, à partir de ce jour, porter comme, insignes de sa dignité, « l’épée, le collier, les éperons et l’habit d’or. »