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II

Le jeune marquis Frédéric-Gonzague de Mantoue, auquel Titien avait été présenté en 1523, se montra pour le peintre un protecteur non moins chaleureux, mais plus éclairé encore, plus égal et plus doux que le duc de Ferrare. Frédéric, né en 1500, était le fils de cette belle et savante Isabelle d’Este dont la cour avait été, comme celle de sa sœur, la duchesse Elisabeth d’Urbin, le séjour favori des artistes et des lettrés, et qui avait fait décorer son cabinet par Andréa Mantegna, Lorenzo Costa, Pérugin. Il avait passé quelques années de son enfance à Rome, où Raphaël, ravi de sa beauté délicate et noble, l’avait représenté, comme un élève studieux et attentif, à côté d’Archimède, dans la fresque de l’École d’Athènes. Balthazar Castiglione, dans son Courtisan, avait parlé avec admiration de cet adolescent qui unissait à une grande modestie de manières une haute intelligence, un vif désir de gloire, un amour extraordinaire du bien et de la justice. Il n’est donc point surprenant que ce jeune homme, si cultivé et si généreux, se soit, dès son arrivée au pouvoir en 1519, empressé de continuer les traditions de sa famille, qu’il ait appelé près de lui les artistes les plus distingués et qu’il ait cherché à s’attacher Titien déjà considéré, depuis la mort de Giorgione et de Giovanni Bellini, comme le plus grand peintre de Venise. Sa correspondance avec le peintre témoigne d’une courtoisie constante et d’une déférence délicate qui contrastent avec le ton brusque et les impatiences violentes de son oncle de Ferrare.

La première commande qu’il lui fit fut celle d’un portrait ; avant même que l’œuvre fût livrée, il gratifia le peintre, suivant l’usage du temps, d’un magnifique pourpoint. Son ambassadeur à Venise, Braghino Croce di Correggio, lui remit ce cadeau en présence de « beaucoup de grands personnages. » Il lui demanda ensuite une Mise au tombeau ; c’est le chef-d’œuvre qui est entré au Musée du Louvre après avoir passé par les galeries de Charles Ier d’Angleterre, du banquier Jabach, de Louis XIV. Quelques années après, les rapports entre le prince et l’artiste étaient devenus si cordiaux que l’Arétin, récemment installé à Venise, où il établissait décidément le quartier-général de ses opérations littéraires et financières, songea à en tirer parti. Il ne connaissait pas Titien depuis trois mois, qu’il s’était déjà fait peindre par lui et lui persuadait d’envoyer en cadeau au marquis de Mantoue cette image du « Fléau des Princes, » avec un portrait de l’ambassadeur Adorno, récemment décédé, que le marquis avait beaucoup aimé. La lettre qui accompagnait l’envoi semble dictée par l’Arétin :