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commençait à être connu par ses travaux de Padoue, en 1513, son ami, Pietro Bembo, devenu secrétaire du nouveau pape Léon X, le fit appeler à Rome. Il refusa net, préférant solliciter de la république l’expectative d’une charge de courtier d’entrepôt, et devenir le premier à Venise qu’être le troisième à Rome, entre Michel-Ange et Raphaël, dont la rivalité faisait déjà tant de bruit.

C’est vers cette époque que Titien entra en relations avec la cour de Ferrare. Sa correspondance avec le duc commence en 1516. Alphonse Ier, de la maison d’Este, le quatrième mari de Lucrèce Borgia, avait succédé, en 1505, à son père Hercule F1, Il avait beaucoup voyagé, dans sa jeunesse, en France et en Italie. Énergique, astucieux, sensuel, il s’adonnait à tous les exercices violens : il faisait le forgeron, le charpentier, l’armurier, le fondeur. Très passionné, d’ailleurs, pour les arts, comme tous ses ancêtres, il faisait appel aux meilleurs peintres pour décorer son palais. La première besogne qu’il confia au jeune homme fut l’achèvement d’un tableau de son propre maître, le Repas des dieux, que Bellini, nonagénaire, vivant encore, mais ne pouvant plus voyager, avait commencé dans son cabinet d’études. Du 13 février à fin mars 1516, on trouve Titien logé au palais de Ferrare avec deux personnes et recevant des fournitures de « salade, viande salée, huile, châtaignes, oranges, chandelles de cire, fromage, et cinq mesures de vin par semaine. » Toutes les figures du tableau étaient faites. Titien n’eut à y ajouter qu’un fond de paysage dans lequel il représenta ses chères montagnes de Cadore. Il retourna bientôt à Venise, emportant quelques commandes. Le duc, dilettante impatient autant que souverain autoritaire, chargea son ambassadeur à Venise, Tebaldi, d’en suivre l’exécution. Ce Tebaldi, qui devait être, pendant de longues années, le surveillant et le persécuteur de Titien, exerça ces fonctions avec une conscience dont lait preuve sa volumineuse correspondance.

Le duc ne se gênait pas avec son protégé, mettant son obligeance et son talent à contribution pour toutes sortes de fantaisies. Un jour il lui commande d’aller prendre le dessin d’une balustrade qu’il a remarquée dans un palais de Venise. Titien fait le croquis et l’envoie en y joignant le projet d’une balustrade de sa façon. Quelques jours après, le duc le charge d’acheter « un cheval de bronze, » une statuette antique probablement, et lui confie divers autres achats, pour lesquels il lui ouvre un crédit chez le banquier Lardi. D’autres fois, Titien doit aller surveiller des expériences de cuisson dans les faïenceries de Murano, fournir des modèles de verreries, passer des marchés pour leur fabrication, surveiller les emballages. Il est bon à tout, il est prêt à tout. C’est lui qui sert de conseil et d’intermédiaire lorsque Alphonse, dans son enthousiasme, veut