Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 78.djvu/556

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sanctuaires supprimés en province s’établir à Jérusalem, conviendraient bien à un prêtre d’Anatoth, prétendant traiter de pair à égal avec les autres ministres du temple. Mais Helqiah était un nom très commun ; l’identité des deux personnages n’est pas probable. Nous n’avons donc aucun moyen pour déchirer le voile dont on a voulu envelopper cette affaire. La part de fraude pieuse qu’elle impliquait a entraîné des combinaisons qui nous déroutent et ne se trahissent que par des invraisemblances et des manques de logique. Tout ce que nous pouvons dire, c’est que le code désigné sous le nom de Deutéronome a été composé du temps de Jérémie, dans l’entourage de Jérémie, d’après les idées de Jérémie.

Ajoutons que le livre de Jérémie contient une pièce[1] qui semble être la promulgation du code récemment découvert. Dans un autre passage[2], le prophète a l’air de citer ce même code et de l’alléguer à titre de parole de Dieu.

Le petit livre lancé si habilement eut son plein succès. Il se présentait comme un code à part, complet, réunissant ce qui jusque-là avait été épars. Le nombre des exemplaires de l’Histoire sainte était si peu considérable que personne ne faisait des objections qui, dans des temps de plus grande publicité, eussent été accablantes. A ceux qui connaissaient les parties de législation iahvéique déjà existantes, on répondait par la distinction de deux révélations faites à Moïse, celle du Sinaï ou du Horeb et celle de la plaine de Moab, avant le passage du Jourdain. Il ne faut pas prêter à ces siècles reculés nos exigences critiques. La nouveauté était une cause de force ; un livre récemment paru jouissait d’un temps de vogue, comme les remèdes, durant lequel il avait sa plus grande efficacité. C’est l’explication de tous les apocryphes, Daniel, Baruch, Hénoch, etc. Ces livres, quand ils paraissaient, plaisaient plus que les vieux livres ; car ils répondaient mieux aux sentimens du temps. Il fallait sans cesse au peuple de nouvelles révélations, et l’on n’admettait pas que la source en fût tarie. Jérémie, s’il composa le Deutéronome, ne commit pas, après tout, un plus grave attentat que ceux qu’on réitéra bien souvent après lui. C’est une des lois de l’histoire religieuse qu’une révélation, une dévotion, un livre, un pèlerinage, vieillissent vite ; il faut du nouveau à la piété ; cet ordre de choses, que l’on présente souvent comme voué à l’immobilité, est, au contraire, sujet à un perpétuel renouvellement. Les vérités éternelles sont celles sur lesquelles notre pauvre humanité a coutume de varier le plus.


ERNEST RENAN.

  1. Ch. XI.
  2. Jér., VII, 23. Cf. Deut., XXVI, 17 et suiv. XXIX, 12.