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honneur à leur charge en prenant sans retard les mesures nécessaires. Malgré tout, ces morts de Crimée ne sont pas à plaindre : ils sont tous venus ici un soir de victoire. Pourvu seulement qu’on n’apprenne jamais rien dans la terre, que rien n’y descende jamais des mauvais bruits d’en haut ! Pourvu que plus tard, aux heures changeantes, ces heureux soldats n’aient jamais rien su du deuil de leurs camarades vaincus !

Plus loin, l’enclos de nos braves alliés d’Angleterre ; puis, çà et là, les îlots funèbres dont j’ai parlé, et qui vont rejoindre, par-delà les falaises de la baie du Nord, la montagne du grand cimetière russe, les « Tombeaux fraternels. » C’est le nom populaire et consacré dont on se sert toujours pour désigner ce lieu ; on le voit de partout, la croix au faîte de l’église est le premier objet que le navigateur aperçoive en venant de la haute mer à Sébastopol. Sur les pentes verdoyantes, les tombeaux se mêlent de façon bien touchante ; entre les monumens qui rappellent des chefs illustres, des princes issus du sang de Rurik, on rencontre à chaque pas des stèles portant pour toute inscription ces deux mots : Tombeau fraternel. Ce sont les os obscurs, anonymes, ceux des légions de serfs accourus, du fond des forêts de l’immense Russie, pour défendre ce morceau de rocher dont ils ignoraient l’existence ; pauvres cœurs de paysans qui allaient se faire percer sans savoir pourquoi, et qui étaient alors les plus nobles. Sur un caveau bas, couvert de fleurs, un nom fraîchement gravé : Todleben. On l’a ramené naguère au milieu des siens. La montagne porte à son sommet une église byzantine, en forme de pyramide trapue, d’un beau style bien approprié à la destination. Le jour de Pâques, un prêtre vient ici bénir du même geste et de la même parole tous les chrétiens réconciliés qui reposent sur ce vaste horizon.

De la terrasse de l’église j’entends en bas, dans la plaine, des commandemens militaires, des roulemens de canons et de caissons ; la lande entre la montagne et le golfe sert de polygone, des batteries d’artillerie manœuvrent aux portes du cimetière. Dans ce rapprochement insouciant, qui est presque une bravade, y a-t-il plus de folie ou de grandeur ? Creusez tant que vous voudrez l’idée de guerre, vous aboutirez toujours à ces deux termes de l’idée, vous ne pourrez pas plus les accorder que les nier. De Maistre a seul dit le mot, elle est un mystère. Elle permet à l’homme de faire sa fonction d’héroïsme ; grâce à celle-là, il se pardonne et on lui pardonne toutes les autres fonctions basses ou douteuses de sa vie. Je cherchais hier, avec mon pauvre sens humain, les résultats pratiques de la guerre de Crimée ; le voilà, le seul résultat persistant de cette guerre et de toutes les guerres : sur un champ de destructions et de souffrances comme ce Sébastopol, l’homme pense mieux de