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Russes une victoire morale tout aussi glorieuse que les nôtres[1]. Dans le petit jardin de Malakof, les ossemens réunis sous un cippe commun peuvent dormir fraternellement leur sommeil de paix.

Et le soir m’a pris dans ce fossé, d’où se lèvent tant de souvenirs et d’images qui font oublier les heures. Le calme se fait plus profond sur les collines solitaires. Là-bas, dans la mer, le soleil descend, rouge, superbe, indifférent à toutes les visions d’horreur ou de joie qu’il éclaire. Quelle paix des choses quand l’homme n’est plus là ! Pourtant, par intervalles, un bruit le trahit ; un bruit de coups de marteaux qui monte de l’arsenal, ou l’homme forge de nouveaux engins de colère et d’héroïsme.


Les Cimetières.

En dehors de Sébastopol, et par-delà les lignes du siège, une troisième ligne d’ouvrages, ceux de la Mort, couronne les hauteurs. La ville des vivans est bien petite, en comparaison de cette vaste superficie des nécropoles où reposent, dans leurs quartiers respectifs, » deux cent cinquante mille hommes venus se coucher ici de toutes les patries. C’est le chiffre généralement admis comme le minimum des pertes subies pendant le siège par les armées engagées. Ce peuple évanoui est distribué un peu partout, par grandes masses et par petits pelotons, dans les enceintes de terre bénite et dans les terres vagues, sous les pyramides qui indiquent les champs de bataille, à Balaklava, à Inkermann, à l’Alma. Ma première visite est pour le cimetière français, un enclos planté de quelques arbres sur le plateau de Chersonèse, à l’endroit où s’éleva notre camp. On dirait un quartier de ce camp oublié lors du départ. Ces caveaux blancs, alignés le long des allées, ont l’aspect de grandes tentes, mais de tentes immobiles pour l’éternité. Sur les revêtemens de marbre, de longues listes de noms déroulent leur pieux annuaire. Beaucoup de ces noms rappellent des épisodes célèbres, on relève la tête en les lisant ; d’autres s’effacent déjà, chaque hiver les neiges russes emportent quelques-unes de ces glorieuses syllabes. J’ai en l’occasion de dire ailleurs combien la tenue de notre cimetière laissait à désirer ; ceux qui ont le devoir d’y veiller ont fait

  1. Cette vérité évidente inspirait ces jours derniers à l’un des grands journaux russes un curieux parallèle entre la guerre malheureuse de 1854 et la guerre heureuse de 1877 : « A Sébastopol, — disait ce journal, — nous avons perdu trois fois plus de monde qu’en Bulgarie ; au nom de Sébastopol se rattache la légende de notre défaite. En Bulgarie, nous avons célébré nos victoires. Et pourtant, grand Dieu ! quel abime entre notre défaite sous Sébastopol et nos victoires en Bulgarie ! Là, nous avons acquis une gloire universelle, impérissable ; ici, notre triomphe s’est changé en confusion, notre gloire s’est obscurcie, dissipée… »