Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 78.djvu/517

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

À terre, il y a peu de chose à voir dans la pauvre ville. Elle n’offre quelque animation que sur le boulevard en fer à cheval qui l’enserre dans toute sa longueur. Dans le musée du siège, un vieux défenseur de Sébastopol me montre des souvenirs historiques. On achève d’élever la cathédrale qui doit remplacer l’ancien temple grec, copié sur celui de Thésée à Athènes, et dont il ne reste qu’une colonnade ébréchée. Sur les quatre faces de la nouvelle basilique, des plaques de marbre noir portent les noms des quatre amiraux légendaires, Lazaref, Istomine, Kornilof, Nakhimof. Ces deux derniers noms reviennent sans cesse sur les lèvres des Russes avec un accent de piété particulier ; il n’en est pas de plus vénérés dans toute leur histoire, et à plus juste titre. Kornilof et Nakhimof ont égalé en simplicité, en grandeur, tous les hommes de Plutarque ; ils ont laissé la plus pure image de cette beauté morale qui illumine certaines morts, comme la beauté physique transfigure parfois le visage des trépassés.


Les lignes du siège.

Il faut sortir de la ville pour trouver les monumens qui passionnent l’intérêt ; ces monumens, ce sont des amas de terre, quelques fossés comblés, quelques excavations ; vestiges informes, mais qui ressuscitent devant les yeux une des plus terribles épopées de l’âge moderne. Les lignes du siège sont encore visibles sur tout le pourtour de Sébastopol, respectées par le temps et par les hommes ; les armées pourraient venir reprendre leurs postes de combat et continuer la sape au point où elle fut abandonnée. Si l’on veut bien étudier le théâtre du drame, il est utile d’y porter le Rapport du maréchal Niel, excellent dans ses indications techniques ; mais, pour rendre à ces lieux une âme vivante, il y faut surtout relire l’Histoire de la guerre de Crimée de M. Rousset. Quand on a relu et contrôlé cet ouvrage sur la scène qu’il décrit, il est impossible de ne pas le placer au premier rang des chefs-d’œuvre de l’histoire militaire, et mieux, de l’histoire tout court. C’est la clarté et le soufflé des meilleurs récits de M. Thiers, avec plus d’émotion intime, sans les inexactitudes et les boursouflures de rhétorique. Si ce livre nous était venu du fond des temps, écrit en grec ou en latin, on l’apprendrait dans toutes les écoles. Lorsque les Russes veulent nous faire admirer leur malheur, ils invoquent tout d’abord ce témoin sincère ; à leurs yeux, un tel livre est la dernière des victoires françaises en Crimée. Et, maintenant, qu’on taxe d’exagérée cette opinion, sans prendre la peine de la vérifier d’ailleurs : je n’ai pu résister à l’entraînement de justice et de