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de Sainte-Sophie. Comme nous, la Russie a le vertige en regardant l’horizon du Yaïla.

A la descente, la nuit nous prend dans les forêts de pins. Des Tatars, qui charrient dans la vallée les bois coupés sur la montagne, bivouaquent autours de grands feux ; les troncs s’empourprent aux réverbérations des flammes. Entre les aiguilles des hauts parasols, les étoiles brillent comme des lucioles.


Route du Baidar, 21 septembre

De Yalta, on peut regagner Sébastopol en un jour par la route Voronzof. C’est un peu moins de 100 kilomètres. Ils passent vite ! la promenade est si belle, tant qu’on s’attarde sur le versant méridional ; le contraste est si frappant dès qu’on arrive sur l’autre. Je l’ai refaite aujourd’hui une dernière fois, cette route de la Corniche ; j’ai vu encore s’égrener sur la côte ces châteaux, ces villages qui enchantent l’œil de leur aspect et l’oreille de leurs noms : Orianda, Myshore, Choréis, Aloupka, Siméis… Au-delà de ce dernier, et jusqu’à l’extrémité du cirque qui se referme sur la mer au cap de Laspi, le pied du Yaïla devient rude et désert ; ses parois mal attachées, toujours à pic ou en surplomb au-dessus de la route, sont trop menaçantes, trop instables pour permettre des établissemens sur les pentes, sur la plage. Tous les dix ou quinze ans, un nouveau pan de la muraille s’écroule dans le bas pays. Les Tatars rebâtissent alors leurs hameaux sur ces coulées de roches : ainsi Limaine, Kikinéis, Foros. Les derniers zig-zags de la route, avant la porte du Baïdar, traversent un chaos comme on en voit dans les Pyrénées ; rien n’est plus pittoresque et plus hardi que les prodiges d’équilibre des parties de montagne restées debout. De grands vautours chauves sortent des failles et planent le long des crêtes.

Un pylône en granit, formant un petit tunnel, engloutit la route sur l’arête du col par où l’on sort de la Crimée méridionale. C’est ce qu’on appelle la porte du Baïdar, du nom de la longue vallée où l’on s’engage sur l’autre versant, et qui relie les plateaux du Yaïla à ceux de Chersonèse. Le Baïdar est un vaste entonnoir de forêts, avec des clairières où s’élèvent des villages musulmans. Cette partie du trajet est agréable, autant que quelque chose peut l’être quand les yeux viennent de perdre la mer rayonnante et la lumière immédiate du sud, ces joies auxquelles rien dans la nature n’est comparable.

On ressort du Baïdar par une gorge étroite, fort sauvage ; au fond serpente un affluent de la Tchornaïa. A l’orée de cette gorge, du point où se trouve le relai de poste, on ne voit plus devant soi qu’une suite de monticules indécis, un paysage morne et vide ; un seul objet arrête les regards, sur l’arrière-plan, cela semble