Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 78.djvu/499

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

vieil Orient, sa mer et son ciel accablés de chaleur, saturés de clarté. Il semble que dans ce grand creuset on ait broyé de l’or et des turquoises pour éblouir les yeux. Le soleil se couche dans une gloire indicible, si calme, si fort, sûr d’avoir bien accompli sa tâche et sûr de son lendemain. L’eau fait dans le sillage un petit bruit doux, le frissonnement de soie d’une bien-aimée qui entre. A la nuit, la voix du large enforce et devient plus solennelle ; la pleine lune déroule devant le bateau son chemin de lumière, qui tremble sur le disque sombre de la mer. Cette heure agit toujours sur les natures les plus lourdes ; tous ces gens qui arpentaient le pont en causant bruyamment se rassemblent, regardent et se taisent. Il y a là des négocians partis pour chercher fortune, des malades pour chercher la santé, des oisifs pour chercher le plaisir ; la recherche vaine qui les a occupés tout le jour, ces pauvres hommes l’oublient un instant ; quelque chose d’autre leur remonte à fleur d’âme ; ils se laissent envelopper de paix et de silence, comme un passant affairé qui traverse un lieu où l’on prie. Dans la soirée, un jeune officier se met au piano ; quelques passagers qui ne se connaissaient pas le matin, des marchands de Moscou, je crois, se groupent autour de lui et chantent en chœur, sur une cadence grave et triste, des airs russes apparentés à la voix de la mer. Les deux voix se confondent : l’une faite de toutes les vagues du large, l’autre de tous les sentimens humains ; ce qu’elles expriment est identique, toutes deux sont d’accord sur la double mesure qui rythme la vie universelle : un infini cri d’amour, parce que cette vie veut se perpétuer, un infini cri de détresse, parce que la mort sous toutes ses formes l’en empêche, parce que cet effort d’amour est sans cesse déçu par la fuite de son objet.

A l’aube, nous mouillons à Eupatoria ; une mauvaise rade, une ligne de maisons sur une bande de sable, quelques minarets de mosquées. À ce même jour et à cette même heure, il y a trente-deux ans, le 14 septembre 1854, les premiers bataillons des alliés débarquaient sur cette plage. Nous ne touchons qu’un instant à Sébastopol ; je reviendrai ici plus à loisir. Depuis Eupatoria, on suit de près la côte, plate et basse jusqu’au phare de Chersonèse, qui s’élève à la pointe occidentale de la Grimée ; après avoir rangé le phare, on tourne à angle droit et on fait route vers l’est, au pied de la muraille méridionale. La falaise se redresse rapidement ; la roche apparaît à vif, avec des veines rouges ou dorées qui se détachent dans la lumière crue sur le bleu intense de la mer. Ce sont les aspects des côtes de Grèce. L’illusion est complète quand on passe sous le monastère de Saint-George ; il rappelle de tous points ceux de l’Athos, avec ses églises qui se profilent là-haut sur l’arête, à pic au-dessus de l’abîme. Ce monastère