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mais les Odessois chez lesquels il vint travailler ne sont pas de cet avis. Par une fâcheuse concession au goût de l’époque, le duc est représenté en proconsul romain, le torse et les jambes nues sous les plis lâches du péplum ; costume un peu froid quand la rade est gelée.

On peut se demander si les fondateurs d’Odessa furent bien inspirés en attirant le commerce de l’empire sur cette rade, mal abritée, envahie par les glaces durant les hivers rigoureux, et sans défenses militaires. Ce choix ne se justifie guère pour un pays qui possède un peu plus bas l’un des premiers ports du globe, celui de Sébastopol. On prête à Menchikof une boutade, dictée par le sentiment de cette erreur géographique, et qui ferait plus d’honneur à sa perspicacité qu’à sa courtoisie ; en 1854, quand la ville essuya le bombardement des alliés, le généralissime dépêcha de Crimée un de ses aides-de-camp à Odessa ; après avoir chargé cet officier de divers ordres, il ajouta une dernière commission : « Ensuite, vous irez de ma part donner un soufflet à la statue de Richelieu. »

Dans les cercles de la société, si on élimine les militaires et les fonctionnaires, on peut se croire à Alexandrie ou à Péra. On n’y entend que noms grecs, roumains, turcs, italiens, allemands, polonais, petits-russiens. Du croisement inextricable de toutes ces races est sortie une nationalité ambulante, la nationalité levantine. Elle serait curieuse à écrire, en remontant jusqu’aux plus lointaines origines, l’histoire du monde levantin ; tel à peu de chose près il devait être quand les Génois, et bien avant eux les Grecs, régnaient sur les Échelles. De tout temps, le bassin de la Méditerranée et des mers tributaires a été un vaste alambic où les sangs les plus divers se sont mêlés et perdus, comme se mêlent et se perdent dans ce lac les eaux des fleuves d’Asie, d’Afrique, d’Europe. Cette histoire serait en grande partie celle de notre civilisation, de nos idées, de notre religion, élaborées depuis vingt siècles sur les quais et dans les comptoirs de la Mer Intérieure. Le Levantin a été le ferment subtil, pénétrant partout, qui faisait lever les nouveautés dans des masses plus lourdes, repliées sur elles-mêmes ; d’abord dans la dure masse romaine, puis dans les peuples barbares de notre continent, dans les peuples endormis au cœur de l’Asie ; à la fois agent de destruction et de vie, comme tous les fermens. Au fond, l’esprit du monde levantin ressemble beaucoup au vieil esprit grec, j’entends ce qui resta de ce dernier quand la Grèce eût perdu son génie créateur et descendit au rôle d’intermédiaire. Les traits saillans de la physionomie se retrouvent chez l’héritier, pratique, entreprenant, aimable, avisé de toutes choses, faisant du lucre sa grande affaire, mais ouvert à toutes les doctrines avec un égal scepticisme, prêt à tous les services avec une