Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 78.djvu/487

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
EN CRIMEE

Quand on développe une carte de Russie, il semble qu’on voie pendre au bas de l’immense empire un petit médaillon, à peine rattaché par un fil : fragment des monts d’Asie-Mineure, soudé par une fantaisie de la nature à la steppe russe, et qu’il sied bien à celle-ci de porter comme un bijou ; c’en est un, ciselé à ravir, tout doré de soleil, enfermé dans son écrin de mer bleue. Depuis longtemps, je désirais visiter un pays qui m’attirait par un double aimant. La Crimée ! ce mot a deux sons, l’un grave et l’autre doux ; en tombant dans l’imagination, il éveille deux mondes d’idées bien différens. On ne connaît guère en France que le premier, fait de souvenirs héroïques et douloureux ; la Crimée, pour nous, c’est un glorieux ossuaire, la terre rude et froide des hivers du siège, défoncée par les tranchées et arrosée de sang. Les Russes partagent avec nous ces souvenirs ; mais pour eux, ces deux syllabes ont en outre une musique caressante : elles parlent aux enfans du Nord de ce qui leur manque le plus, de ce qu’ils convoitent le plus passionnément, de soleil et de montagnes, de longs printemps et de nuits enchantées. La corniche du Baïdar, c’est leur fenêtre ouverte sur un Orient de féerie, celle par où la poésie de l’Orient est entrée chez eux. Car la poésie n’a pas fait moins que le ciel pour illuminer ce coin de terre ; là Pouchkine s’est réveillé poète, et depuis lui, tous ceux qui savaient les paroles magiques sont venus les essayer au bord de cette mer. L’esprit humain a ajouté ses fleurs à celles dont le sol est prodigue, et sa lente collaboration est nécessaire pour qu’un lieu soit parfaitement séduisant.