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où on lui proposait de diriger la construction des voies ferrées, Meiggs était fort riche. A Lima, il traita pour l’établissement d’une ligne de mille kilomètres, triompha des plus grandes difficultés, mena son entreprise à bien et réalisa des bénéfices énormes sur les 500 millions de son contrat.

Puissamment riche enfin, il mit à exécution un projet qu’il poursuivait depuis longtemps : celui de désintéresser ses créanciers de Californie. En 1873, il fit racheter tout son papier en souffrance. Il n’en fallait pas davantage pour lui rallier les sympathies et faire oublier ses crimes. Ses amis, ses créanciers eux-mêmes sollicitèrent de l’assemblée de l’état le vote d’un bill autorisant Meiggs à rentrer à San-Francisco sans être mis en accusation. Voté par le sénat et par la chambre, ce bill échoua devant le veto du gouverneur. Meiggs continua donc à résider au Pérou. Il y mourut en 1877 et on lui fit des funérailles splendides. Son inépuisable charité et les services éminens qu’il avait rendus au pays firent de sa mort un deuil national.


IV.

Le 23 février 1854, l’inauguration du chemin de fer de Panama mettait San-Francisco à vingt-deux jours de distance de New-York et supprimait un voyage pénible. difficile pour les hommes dans la force de l’âge, la traversée de l’isthme était dangereuse pour les femmes et les enfans. Il fallait franchir à dos de mulet trente milles dans des forêts vierges, trente-cinq en canots manœuvres par des indigènes. Le sol saturé d’humidité, inondé de soleil et d’eau, était envahi par une végétation exubérante de mangliers, de palmiers, de bambous, de gigantesques quippos, de figuerons aux nervures énormes, abris des fauves, gîte favori du tigre, d’orangers au feuillage sombre qu’enlaçait les uns aux autres un inextricable fouillis de lianes. Sous cette ombre épaisse, des vasières profondes, des rivières au cours lent et paresseux, semées de bancs de sable où les caïmans échoués au soleil étalent leur peau couverte de mousse verdâtre, de verrues et d’excroissances. Des nuits chaudes et lourdes troublées par les piqûres des moustiques, les cris des singes-hurleurs, les morsures des chauves-souris vampires; des journées brûlantes, un ciel sans nuages dans la matinée, puis, vers deux heures, l’orage quotidien suivi d’une pluie torrentielle, le soleil reparaissant à l’horizon, aspirant l’humidité qui vous baigne d’une intolérable chaleur moite : tel était alors et tel est resté dans mes souvenirs l’isthme de Panama.