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Le mouvement était général et entraînait tous les esprits : les hommes d’état, les nobles, les guerriers même se livraient à la poésie, et l’un d’eux, à la veille d’une bataille décisive, écrivait ces vers empreints d’une si délicate mélancolie : « Le brouillard remplit ma tente, l’air d’automne est chargé de vapeurs. Les oies sauvages passent en files et cachent par instans la lune. Je vois les montagnes d’Etsigo d’un côté et les plaines de Noto de l’autre. La beauté de cette nuit calme apaise le chagrin que je ressens à être si loin de ce qui m’est cher. »

Il y eut là, j’imagine, pendant ces belles années, un spectacle semblable à celui que présentèrent les petites cours de l’Espagne mauresque après le démembrement du califat de Cordoue, quand toutes les conditions de race, de milieu, d’état politique, se rencontrèrent pour donner au génie arabe sa pleine expansion. Cependant les Japonais apportèrent dans le travail de leur pensée et dans l’accomplissement de leur œuvre littéraire, philosophique ou artistique un sentiment de la nature, une sincérité d’émotion esthétique, une recherche de la réalité, une mesure dans le recours à l’imagination, enfin une admiration de la vie en toutes ses manifestations qui demeurèrent inconnus à l’esprit arabe et lui interdirent les renouvellemens.

Comme aussi dans ces cours élégantes de l’Espagne musulmane, les femmes tenaient à Kioto un rôle de premier rang qu’elles paraissent n’avoir jamais joué en Chine. L’histoire a conservé le nom de beaucoup d’entre elles qui furent des poétesses tendres ou passionnées, des artistes sensibles à tous les spectacles de la nature et de la vie, des musiciennes inspirées, des danseuses d’un charme incomparable.

Les anciennes peintures sur soie nous les représentent dans leurs formes grêles et dans leurs longs vêtemens flottans, un peu pâlies par le temps, qui a atténué l’éclat des nuances et adouci le reflet des fonds d’or. Avec leur teint si faiblement rosé, les contours vaporeux de leur corps, le vague de leur regard et la grâce mourante de leur physionomie, elles semblent des apparitions de rêve. Mais sur la couverte laiteuse ou ambrée des porcelaines, elles sont bien telles encore qu’elles apparurent aux générations de jadis, animées pour toujours d’un souffle de désir ou de passion, éclairées d’un coloris vivant qui ne s’effacera jamais, revêtues éternellement de leur charme d’autrefois.

Leurs longs yeux noirs, tirés vers les tempes, ont un éclat profond et l’obliquité de leur regard donne à la physionomie je ne sais quelle séduction étrange et piquante; l’ovale du visage est un peu maigre, le nez est mince et retroussé, les lèvres sont fines et d’une sensualité douce, le cou est effilé et dégagé à la nuque, l’attitude