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le rappelle, était d’une clarté, d’une pureté incomparables. Il n’y avait pas de lune, mais les étoiles scintillaient avec tant d’éclat et paraissaient si nombreuses que la lueur blanche qu’elles projetaient autour d’elles tenait plus de place que le bleu du ciel. Sous cette lumière, ténue et légère comme une vapeur argentée, le parc de la légation prenait un aspect singulier de fraîcheur et de recueillement.

Le palais du Fils du Ciel m’apparaissait maintenant comme l’expression matérielle de la plus ancienne civilisation du monde, une civilisation vieille de plus de cinq mille ans, la seule qui, après avoir produit tout ce qu’elle contenait dans son sein, n’ait pas disparu de la surface du globe. Pendant qu’autour d’elle naissaient, s’épanouissaient et s’anéantissaient tour à tour les civilisations indienne, égyptienne, chaldéenne, assyrienne, phénicienne, grecque, romaine, tant et tant d’autres encore, elle demeurait fixe, immuable et comme éternelle, arrêtée pour toujours au point de progrès où elle avait atteint dès ses premiers débuts.

Et pourtant, si haute que soit son antiquité, cette civilisation me semblait plus grande encore à me figurer les conséquences morales qu’une si longue vieillesse aurait apportées à toute autre nation et que la race chinoise a su détourner d’elle en se refusant toujours aux jouissances décevantes du rêve, à la contemplation métaphysique, aux spéculations vaines sur la vie et son insignifiance et ses éternels désabusemens. Quelles désillusions, quel désintéressement de toute chose, quelles défaillances de la volonté, quel épuisement des facultés créatrices n’eussent pas été expliqués et justifiés par les déceptions, les démentis et les recommencemens de cinquante siècles d’histoire !

Mais la personne du Fils du Ciel me paraissait d’une majesté plus imposante peut-être, plus sensible pour ainsi dire : elle est, en effet, l’incarnation de la plus puissante souveraineté du monde, l’aboutissement grandiose des vingt-deux dynasties qui ont précédé celle dont l’empereur actuel est le neuvième représentant.


L’empereur de Chine tient de la Divinité même l’autorité suprême dont il est investi. Il est fils du ciel et de la terre, et personnifie en lui la religion de l’état. Il officie seul et sans prêtre, sans intermédiaire entre lui et les puissances physiques dont il est l’émanation. Ses titres, plus mystiques encore que ceux des empereurs byzantins, sont ceux « d’Infini en vertu et en science, » « d’Éternel solitaire, » de « Seigneur des dix mille années, » et son palais est appelé la « cour céleste, » la « demeure interdite. »

Chaque empereur reçoit trois noms : le premier lui est donné