Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 78.djvu/418

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Puis, çà et là, j’apercevais confusément les demeures des princes impériaux, princes mandchous, chambellans, filles d’empereurs mariées à des princes mongols et enfermées dans le palais jusqu’à leur mort, femmes du second degré et concubines de souverains décédés, dames d’honneur, maîtresses des cérémonies, eunuques, toute une population savamment hiérarchisée et s’élevant à plus de huit mille personnes. Vers l’est, dans la lumière papillotante du soleil, apparaissaient aussi les casernes des trois bannières de la garde, le trésor, les magasins des porcelaines, de l’argenterie, des soies, des parures, des vêtemens, des thés, des objets religieux destinés au Fils du Ciel et fabriqués ou préparés à son usage exclusif, l’armurerie, les écuries, la bibliothèque impériale, où sont renfermées les plus anciennes annales du monde, le « Pavillon des fleurs littéraires » où l’empereur se rend, dans la seconde lune de l’année, pour interpréter les livres sacrés, et le temple du « Tchouan-sin-tien » où s’accomplissent les sacrifices à la mémoire de Confucius et des grands philosophes.

Enfin, tout près de moi, en arrière des jardins qui longent la muraille d’enceinte, j’entrevoyais le « Palais de l’élément terrestre supérieur, » qui me rappelait le souvenir de cette infortunée impératrice Aluteh, morte en 1875 à l’âge de dix-huit ans. Elle était fille d’un prince mandchou : toute jeune, âgée de quinze ans à peine, un décret l’avait désignée pour la couche impériale, jetée brusquement de sa province de Tartarie à la cour de Pékin et renfermée dans ce palais qu’elle ne devait plus quitter qu’avec la vie. Le 16 novembre 1872, à minuit, elle y entrait en toilette de fiancée par la « Porte de la pureté céleste: » elle portait une robe de soie rouge brodée de dragons et de phénix, et, de la tête aux pieds, un grand voile écarlate l’enveloppait. Trois ans plus tard, elle en sortait morte par la « Porte fleurie de l’Orient ; » elle s’était suicidée en apprenant la mort de son époux, l’empereur Tong-Tche : un luxe inusité fut déployé pour son cortège funèbre, des broderies de soie bleu pâle sur satin blanc broché d’or recouvraient son cercueil...


Cependant, l’heure avançait, les séances des conseils étaient terminées, des courriers d’état partaient pour les provinces, les hauts mandarins sortaient du palais et remontaient dans leurs charrettes en se faisant d’interminables saluts, et je rentrai à la légation de France.


Le soir venu, toutes les impressions qui s’étaient ébauchées en moi dans la matinée me revinrent à l’esprit. Ce soir-là, — je me