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de celui des quartiers que je venais de traverser, les boutiques étaient plus rares, les chaussées plus larges, les temples et les palais plus rapprochés. Mais l’animation, à cette heure matinale, y était plus active encore, et une foule de cavaliers, de piétons et de voitures rendait la circulation malaisée.

J’allais faire un détour pour rentrer plus rapidement à la Légation de France, quand une charrette, bizarrement construite sur deux roues placées tout à fait à l’arrière et que deux cavaliers escortaient, fit ranger mon cheval; c’était une voiture tartare des écuries de la cour : une mule noire, harnachée de cuir jaune et conduite à la main par un palefrenier habillé d’une livrée jaune aussi, la traînait d’un pas allongé.

Sur le devant, visible à tous entre les rideaux écartés, une jeune femme était assise, les jambes repliées sous elle. Elle était vêtue d’un large manteau de soie rose saumon bordé de galons bleu et or et orné sur le devant et les manches d’un semis de bouquets de fleurs brodées d’un éclat très doux et d’une harmonie de couleurs délicieuse ; ce vêtement recouvrait presque entièrement les plis que faisait autour d’elle sa robe d’un vert pâle et mat.

Ses cheveux, relevés au sommet de la tête, étaient divisés en deux épais bandeaux que traversaient çà et là de longues épingles d’or surmontées de papillons en filigrane d’argent et de fleurs artificielles aux formes et aux nuances les plus bizarres. Ainsi qu’il est d’usage pour les femmes de qualité, sa figure était entièrement fardée au blanc de céruse ; mais les joues, la fossette du menton et les lèvres étaient enduites d’une couche épaisse de carmin, tandis qu’un trait d’antimoine allongeait démesurément ses yeux en les tirant vers les tempes, et que deux mouches noires collées vers le haut de la joue donnaient un aspect étrange, un air de coquetterie morbide à ce visage morne où la vie semblait interrompue.

Elle se tenait dans une immobilité paralysée, avec une fixité hébétée de regard, une lueur douteuse d’intelligence, oscillant comme un mannequin de cire, comme une idole de procession, aux cahots de la voiture. C’était sans doute, à en juger par la livrée du cocher et des cavaliers d’escorte, une jeune femme tartare de la cour, quelque dame d’honneur de l’impératrice ou d’une des princesses impériales enfermées au Palais.

De loin, je me mis à la suivre. Sa charrette gravissait la rampe d’un pont dont le tablier était de marbre ; la balustrade, de marbre aussi, supportait des dragons sculptés.

Sous les arches, les eaux d’un lac miroitaient. La lumière du soleil, encore bas sur l’horizon, effleurait à peine la surface liquide et se répandait avec éclat tout autour. Par places, des