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de l’homme par l’homme, » ou plutôt d’un peuple par un autre. Ils n’ont pas réfléchi que l’on dit couramment, sans aucune pensée de critique, une exploitation industrielle, une exploitation agricole, l’exploitation des richesses naturelles, etc., et que c’est dans cette acception primitive et inoffensive du mot qu’on qualifie certaines colonies de colonies d’exploitation par opposition aux simples comptoirs commerciaux et aux colonies de peuplement[1]. Certain auteur récent a cru faire merveille en remplaçant ce mot si naturel et si juste de colonies d’exploitation par celui de « colonies de roulement, » qui nous paraît singulièrement obscur. Quand un peuple avancé en civilisation et en richesse apporte chez un autre qui est à un degré inférieur ses capitaux et ses connaissances, il peut parfaitement mettre en exploitation les richesses naturelles du pays sans manquer en rien aux égards et à la justice qu’il doit au peuple indigène.

Les conditions de notre prise de possession de la Tunisie, l’exemple médiocrement encourageant du lent développement de l’Algérie, devaient nous induire à tenter, dans notre nouvelle dépendance africaine, une colonisation du genre de celle que nous venons d’indiquer. Nous nous établissions, comme des protecteurs, chez un peuple dont la soumission avait été prompte ; nous ne pouvions penser à le spolier. C’est par voie d’infiltration lente que nous pouvions introduire, au milieu de lui, un certain nombre de nos nationaux, non pas par une immigration officiellement encouragée et subventionnée, ni par la constitution arbitraire de groupes européens au milieu de la population indigène. Nous avions pris, à l’endroit de l’Europe, des engagemens moraux qui, sans nous lier pour les détails, devaient dominer notre méthode générale d’action dans l’ancienne régence. Les circulaires de M. Barthélémy Saint-Hilaire, alors ministre des affaires étrangères, avaient été trop précises pour que nous pussions, au lendemain d’une promenade militaire, en violer manifestement l’esprit. Qu’aurions-nous gagné, d’ailleurs, à un manque de foi, sinon de répéter en Tunisie l’expérience algérienne, de mettre un grand nombre d’années à atteindre un résultat médiocre, de dépenser sans profit des centaines de millions que la France, peu portée aux grands desseins lointains, n’eût payés qu’à contre-cœur et avec rancune ? La raison, comme la loyauté, nous intimaient d’agir à Tunis tout autrement que nous n’avions agi à Alger.

  1. On nous permettra de renvoyer pour la théorie de la colonisation à notre ouvrage : de la Colonisation chez les peuples modernes. 3e édition; Guillaumin, éditeurs.