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pièces, perdue parmi tant de méditations et de contemplations érotiques, rappelle certaine ruelle du centre de Barcelone où l’on voit à gauche, en entrant, une église et un couvent de nonnes, et à droite, faisant vis-à-vis, une série de maisons de tolérance; quelque chose comme l’étrange chanson de Béranger, intitulée les Deux Sœurs de charité. Encore un nouveau trait du génie catalan, qui ne craint pas de mêler la dévotion à la galanterie ; témoin quelques-uns des poètes lauréats du Cançoner, dont les lauriers furent cueillis dans le monastère de Valldonzella, illustré par des joutes poétiques où les religieuses entendaient parler en vers de tout autre chose que l’amour divin. La chevalerie galante, sous le nom de mysticisme, avait gagné les hautes classes et la riche bourgeoisie.

Il est bon de se souvenir que ce représentant classique des affections platoniques fut marié deux fois, qu’il vécut dans les camps et à la cour, et que tout en chantant les perfections de sa Thérèse de Monboy, il eut quelques bâtards, comme son ami et protecteur le prince de Viana, qui mourut célibataire. Comme homme du monde et d’expérience, qui a vécu, senti, observé, Ausias March est beaucoup au-dessus de Pétrarque, condamné au célibat par son caractère, son tempérament et ses infirmités natives. Un bon commentaire sur les chants d’amour, de mort et de morale de ce philosophe poète, pourrait éclairer d’un nouveau jour cette brillante et frivole société valencienne, dont il fut un des plus rares ornemens, et qu’on retrouve vivante dans cette curieuse compilation du notaire Benajam, abrégé substantiel de toute la Chronique de Valence depuis le commencement du XIVe siècle. C’est un des plus précieux documens du département des manuscrits de la Bibliothèque nationale. Pour la compléter, il faudrait y joindre le singulier recueil de conseils adressés par le joyeux compère Jaume Roig, maître ès-arts et docteur en médecine, à son neveu Balthazar Bou, recueil étrange et divertissant qui ne rappelle que par l’intention les distiques de Caton ou les sentences de Théognis, le poète gnomique, à son jeune ami Cyrnus. Il ne se peut rien de plus cynique et graveleux, sous une forme sentencieuse et monotone qui ne laisse pas d’être par momens alerte et piquante. Ce bonhomme, qui approche de la centaine, raconte avec complaisance les aventures d’une vie très agitée, où ne manquent point les fredaines ; et, tout en invoquant sans affectation Dieu, les saints et la sainte Vierge, ce vieux juif converti, familier avec l’Écriture et les traités de dévotion, poursuit de son implacable ressentiment et de ses plus vifs sarcasmes un sexe qu’il ne connaissait que trop par ses nombreux mariages. Jamais auteur n’a dit autant de mal des femmes, y compris Euripide, leur ennemi déclaré. De là, le titre de cet étrange poème en quatre livres : lo Libre de les dones, dont les vers minuscules sont remplis de fiel et