Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 78.djvu/353

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’opiniâtreté, malgré l’emportement et la violence qui sont chez eux un effet ou un vice du tempérament. Mise au service d’une intelligence inquiète et entreprenante, l’ambition catalane ne connaît point d’obstacles ; elle se complaît à les tourner habilement ou à les vaincre de haute lutte, mais elle ne va guère à la domination par la servilité et la basse intrigue. Sans aller chercher des exemples bien loin, qui ne se souvient du maréchal Prim et de l’archevêque Claret, maîtres de l’Espagne pendant quelques années? Et, pour ne point sortir de Paris, qui n’a entendu parler d’Arago et d’Orfila, si différens d’humeur et de mérite, et tout-puissans dans le monde de la science officielle et académique? Plus entreprenans qu’insinuans, sans dédaigner la diplomatie, forts de leur initiative, inébranlables dans leurs desseins, bien que moins obstinés, sinon plus honnêtes que les Aragonais, les Catalans sont généralement considérés et redoutés dans toute l’Espagne, et particulièrement à Madrid, où on les traite avec une déférence qui ne va pas sans quelque mélange de dédain, marqué par un de ces termes intraduisibles (catalanote) qu’on ne saurait prendre toutefois pour un compliment affectueux. Les fainéans de race n’aiment point les gens de labeur dont l’exemple condamne leur paresse.

Parmi les types qui représentent le mieux ce peuple actif, hardi, vaillant et sobre, il n’en est guère de plus parfait que Jacques Ier d’Aragon, surnommé le Conquérant (El rei En Jaume lo Conquistador). Né d’une surprise, comme il le raconte lui-même avec une bonne grâce naïve, ce prince fortuné reçut tous les dons de la nature. Il avait la taille d’un géant, une santé de fer, l’âme héroïque et l’intelligence ouverte à tout. Il répara glorieusement les fautes de son père, homme de mœurs légères, mais brave, qui se fit battre et tuer à Muret. La langue catalane vit encore dans les pays conquis par ses armes victorieuses, les îles Baléares et l’ancien royaume de Valence, conquêtes auxquelles il ajouta celle de Murcie pour le compte du roi de Castille. Vers la fin de sa longue vie, il entreprit de reconquérir la terre-sainte : une tempête arrêta cette dernière expédition, inspirée par l’esprit d’aventure autant que par la foi religieuse. Son but était d’ouvrir au commerce de Barcelone les portes du Levant. L’exemple ne fut pas perdu : un jour l’activité catalane devait ranimer pour quelque temps l’empire grec assoupi. Avant de mourir, le conquérant consigna ses mémoires dans un livre mémorable, qui, sous le titre modeste de Chronique, ouvre supérieurement la série admirable de ces annales nationales dont la littérature catalane peut se glorifier comme d’un trésor sans pareil ; car, non-seulement ces chroniques ne ressemblent à rien de ce qui se faisait alors dans le même genre en Castille et en France,