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assertion avait besoin de preuves, il suffirait de nommer deux poètes d’origine catalane, qui optent l’un pour la muse italienne, l’autre pour la muse castillane : Cariteo (Carideu en catalan), qui se fit une belle place sur le Parnasse italien; et Boscan, ami et auxiliaire de Garcilaso ; l’un et l’autre transfuges de la poésie catalane. Ces deux disciples d’Apollon, versificateurs merveilleux, avec l’esprit pratique de leur race, se tournèrent sans hésiter vers le soleil levant, au moment décisif de la renaissance ; date fameuse qui marque l’apogée des langues novo-latines prédestinées à la haute culture littéraire, tandis qu’à la même date commence la décadence de la langue et de la littérature catalanes. L’une et l’autre se développent dans la seconde moitié du moyen âge, entre le XIIIe et le XVIe siècles, car il n’est guère possible de remonter au-delà, ainsi que l’attestent les documens et les recherches de feu Alart, ancien archiviste des Pyrénées-Orientales. Ce laborieux savant n’a pas eu de peine à démontrer avec ses parchemins que l’idiome qui se parle encore des deux côtés des Pyrénées orientales est la preuve vivante de la communauté d’origine, de l’identité de race, de la proche parenté des Catalans de France et d’Espagne. Leur destinée rappelle l’emblème de l’infortuné prince de Viana, qu’il appliquait au petit royaume de Navarre : deux chiens molosses rongeant un os par chaque bout. Image exacte de la forte et vaillante race catalane, coupée en deux par la diplomatie, et ne conservant de sa nationalité perdue qu’une langue altérée, qui n’est plus un idiome national.

Cette scission violente de la race n’a pas été sans un grand effet sur l’idiome. Après avoir absorbé la Catalogne par une assimilation pénible, la France et l’Espagne ont accompli l’œuvre inévitable de l’annexion en absorbant lentement la langue catalane, beaucoup plus altérée en-deçà qu’au-delà des Pyrénées ; mais envahie des deux côtés par des termes et des locutions d’emprunt qui ont prodigieusement accru son vocabulaire et faussé sa grammaire, au point que les plus déterminés catalanistes se voient réduits à parler et à écrire une langue démonétisée, adultérée, bigarrée, aussi peu littéraire que possible, la littérature ayant chômé bien près de trois siècles; ou à se jeter, au risque de n’être compris que des initiés, dans le purisme raffiné, dans l’archaïsme intempestif; deux extrêmes également fâcheux, car une langue de convention ne vaut pas mieux qu’une langue hors d’usage; et s’il est dur de descendre le courant avec la foule, il est insensé de prétendre le remonter. L’élite ne peut rien contre le torrent, et tous ses efforts n’arrêteront pas la plèbe qu’il entraîne. Le malheur est que ni les puristes ni les archaïstes ne peuvent se résigner à parler, à écrire en patois, ni