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pour nos romanciers celle de l’observation et de l’analyse psychologique ; comme peut-être aussi celle du dialogue pour nos auteurs dramatiques. Et, parce que je ne puis ici qu’indiquer ce qu’il me faudrait trop de place pour bien montrer, c’est enfin ce que l’on vérifiera d’un seul coup d’œil jeté sur l’histoire des littératures étrangères, où le théâtre et le roman, en tout temps, ont été, comme chez nous, exactement ce que les a faits l’esprit de sociabilité[1].

Voilà sans doute bien des services; — tant de services qu’en vérité j’hésite au moment de conclure, et que je me demande si la meilleure conclusion ne serait pas de n’en point chercher. Car, n’aimez-vous pas les salons, et pensez-vous peut-être sur les femmes comme l’Arnolphe de l’École des femmes ou comme le Chrysale des Femmes savantes, c’est-à-dire comme Molière? j’ai dit le mal que les salons nous ont fait, et à quelques-uns même de nos plus grands écrivains. Mais, au contraire, les aimez-vous et pensez-vous sur elles comme Mme de Lambert ou comme Mme de Rambouillet? Vous le pouvez sans scrupule littéraire, et j’ai tâché d’en montrer les raisons. Ce qu’il faut seulement avouer tous ensemble, c’est que l’on reconnaît précisément à ce signe les grandes influences, les influences durables : à la difficulté de prendre décidément parti pour pu contre elles. J’ajouterai que peut-être, l’a-t-on plus d’une fois publié : les uns, quand ils ont trop vivement attaqué les précieuses, les autres, quand ils ont trop loué les salops du XVIIIe siècle, et les uns comme les autres précisément pour n’avoir pas apprécié cette influence à sa vraie valeur ; et ceci, sans doute, est bien une conclusion.

Si maintenant nous cherchons à caractériser d’un mot la nature de cette influence, on peut dire que les femmes ont donné sa forme à l’esprit français. Dans les autres littératures, d’une manière très générale, tandis que les grands écrivains créent en quelque sorte à la fois la matière et la forme de leur œuvre, qu’ils sont maîtres, à tout le moins, de l’une comme de l’autre, on remarque, dans la nôtre, qu’il leur faut, pour être acceptés, accommoder leur matière à une forme donnée pu convenue d’avance. En français, il y a des règles de l’art d’écrire, comme de celui de composer, ou plutôt ce sont les mêmes ; et elles sont ce que l’on appelle formelles, c’est-à-dire préexistantes aux idées qu’il s’agit d’exprimer. Ainsi l’ont décidé les femmes. Elles ont voulu qu’il ne fût pas permis à l’écrivain de refaire la langue à son image, et, si jamais il l’essayait, qu’encourant ainsi leur disgrâce, il

  1. L’Angleterre même, depuis Shakspeare, n’a eu de théâtre qu’au temps de la Restauration, où Charles II imitait Louis XIV; et, quant au développement du roman, des causes particulières, que l’on pourrait dire, l’ont favorisé, en lui donnant d’ailleurs un tout autre caractère qu’au roman français. Mais il y est toujours l’expression des relations sociales.