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ne sont plus que les signes d’une algèbre conventionnelle, les lois de la seule logique en règlent l’uniforme arrangement. Mais ce n’est pas à Buffon ou à Voltaire qu’il faut s’en prendre, comme souvent on l’a fait, et encore moins à Rousseau, je pense; c’est aux salons, et c’est aux écrivains, qui n’ont visé, comme ceux que je nommais tout à l’heure, qu’à l’approbation des salons, si même ils n’ont uniquement écrit que pour être admis dans ces fameux salons.

On raconte que chez Mme Geoffrin, toutes les fois que la conversation menaçait de s’émanciper « sur l’autorité, sur le culte, sur la politique, sur la morale, sur les gens en place ou sur les corps en crédit, » la maîtresse de la maison s’empressait d’arrêter les imprudens d’un : Voilà qui est bien! et de les envoyer, comme elle disait elle-même, faire leur sabbat ailleurs. C’est le dernier reproche qu’il faut adresser aux salons. En aucun temps peut-être, mais surtout sous l’ancien régime, il n’a été possible d’y agiter les grandes questions, et encore moins d’y enfoncer, parce qu’en effet rien au monde ne sent plus, selon les cas, son pédant ou son fanatique. On y peut tout effleurer, on n’y doit rien approfondir ; et on y peut parler de tout, mais sans rien y toucher d’essentiel. Outre qu’il est de la politesse de partager l’avis de tout le monde, on ne s’assemble pas pour s’ennuyer, mais au contraire pour se divertir. Si donc l’on a des préoccupations, de quelque nature qu’elles soient, et fussent-elles métaphysiques, rien n’est plus inconvenant que de les mener dans le monde, pour en inquiéter ceux qui ne les ont pas. C’est la règle du jeu, et cette règle est bonne. Ce qui seulement est fâcheux, c’est quand on transporte à l’art d’écrire les usages de la conversation mondaine, et c’est ce qui est arrivé dans l’histoire de notre littérature. Toutes les questions qui peuvent naturellement intéresser les honnêtes gens, nous les avons traitées, sous l’influence des salons, comme on les y traitait, et comme on n’y pourrait autrement les traiter, c’est-à-dire agréablement et superficiellement. « Parler toujours noblement des choses basses, assez simplement des choses élevées» est ainsi devenu la loi de nos écrivains, comme elle l’était de la conversation. Pour plaire aux femmes, ou sans y songer peut-être et par le seul effet de la contagion de l’exemple, de très grands écrivains, comme Montesquieu, ont affecté de traiter gravement les objets les plus futiles, ils s’en sont fait une manière ; et d’autres, comme Voltaire, de décider avec une épigramme d’un goût assez souvent douteux, les questions les plus graves. Et les salons sont ainsi responsables, sans rien dire du reste, de tout ce qu’il y a, dans l’Esprit des lois lui-même ou dans l’Essai sur les mœurs, d’artificiel et de superficiel.

J’ajoute enfin qu’il est certaines questions, les plus sérieuses, les plus hautes, qu’ayant toujours écartées de la conversation, ils ont également écartées de l’esprit de nos écrivains et de notre littérature :