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couramment prononcer devant elle les mots du vocabulaire de Rabelais. « Cela va dans l’excès, disait-il ; il n’y a plus de liberté. » Et une fois de plus, enfin, nous tombions du côté où nous penchons toujours, si les précieuses n’étaient intervenues pour nous en avertir et nous en préserver. Elles n’ont pas réussi tout de suite; mais il n’a pas tenu à elles que la littérature française rompît entièrement, dès le commencement du XVIIe siècle, avec la tradition gauloise; et, sans doute, c’eût été dommage, si d’ailleurs c’eût été possible; mais du moins nous ont-elles appris à modérer les écarts d’une verve grossière, et à tout faire passer, comme dit La Fontaine, à la faveur du mot, puisqu’en France il faut que tout passe. Et les Gaulois de race eux-mêmes doivent leur savoir gré de tout ce qu’un habile et ingénieux déguisement donne de piquant, comme l’on sait bien, aux idées de certaines choses.

En même temps qu’elles émondaient le vieil esprit gaulois, les précieuses n’en avaient pas moins au pédantisme et à la cuistrerie. Épris des anciens, ivres de grec et de Latin, nos plus grands écrivains eux-mêmes du XVIe siècle sont pédans, — et pédantissimes. Rabelais se moque des pédans, avec quelle verve, on se le rappelle, mais qui niera qu’il en tienne lui-même? et qu’avec le continuel étalage de son savoir encyclopédique, ce Gargantua de lettres soit souvent insupportable autant qu’extraordinaire? Et Ronsard, et ses disciples, avec leurs odes pindariques, leurs allusions savantes, et leur mythologie? Mais que dirons-nous de tant d’autres, qui suent leurs classiques, pour ainsi dire, par tous les pores, à qui deux vers de Martial ou un aphorisme de Plutarque, comme les moines en Sorbonne, tiennent lieu de raisons? Ils sont savans, et il fallait en passer par eux; mais l’air du monde Leur manque, et l’art de plaire. Ce sont encore les femmes qui. le leur donneront, et ce sont les précieuses. Elles leur apprendront que leur science, qui n’est que de l’érudition, n’a pas d’importance en elle-même; que les anciens étaient des personnes naturelles et que le meilleur moyen de leur ressembler est de les imiter justement en cela : qu’il faut apprendre enfin pour vivre et non pas vivre pour apprendre. Il est bon de savoir ce que Platon a pensé, mais les pensées de Platon ne peuvent plus être les nôtres; « les anciens sont les anciens et nous sommes les gens d’aujourd’hui, » ou encore, à le bien prendre, « c’est en nous que l’on peut trouver cette antiquité que nous révérons dans les autres; » et il faut tâcher de penser à notre tour comme eux, c’est-à-dire librement et naturellement, mais non pas d’après eux. Sachons le latin, si nous le voulons, et le grec, si nous le pouvons, mais soyons d’abord honnête homme, et, pour cela, faisons sortir la science des antres qu’elle habite, ôtons-lui son aspect sordide, pédantesque et rébarbatif, menons-la dans le monde, parmi les gens de cour et les femmes, rendons-la intelligible, accessible, profitable par suite à ceux qui n’en