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que l’on jouera les Précieuses ridicules, c’est-à-dire aussi longtemps que durera la langue française, aussi longtemps on se moquera des précieuses, vraies ou fausses, ridicules ou non, de l’hôtel de Rambouillet, de l’incomparable Arthénice et de Madeleine de Scudéry. Ce sont elles pourtant, il faut bien le reconnaître, à qui l’esprit français est redevable de quelques-unes des meilleures leçons qu’il ait jamais reçues, et notre littérature elle-même, par une conséquence que je vais dire, de toute une part de sa gloire. Molière, en se moquant d’elles et, pour s’en mieux moquer, en outrant leurs ridicules, a fait son métier d’auteur dramatique, mais nous, il serait temps de faire enfin le nôtre en ne recevant pas une satire pour l’expression durable du jugement de l’histoire. En réalité donc, les précieuses ne nous eussent-elles appris que la décence du langage, et qu’à ne pas nommer en toute occasion ni devant tout le monde toutes les choses par leur nom, ce serait déjà beaucoup; et Molière lui-même, oui, Molière, sans danger pour sa gloire, eût pu plus d’une fois se mettre à leur école. L’art ne peut pas, ne doit pas exprimer tout ce qui forme, en quelque sorte, la matière quotidienne, l’étoffe commune et grossière de la vie, ou du moins il ne le peut qu’en le transposant ; et cette formule, qui est devenue celle de la conversation des honnêtes gens, est en même temps aussi le commencement de l’art d’écrire. Tout ce qui se fait ne peut pas se dire, tout ce qui se dit dans la liberté de la conversation familière ne peut pas s’écrire; il ne faut pas mettre, comme Buffon, ses manchettes de dentelles pour paraître devant le public, mais il ne faut pas non plus, comme Diderot, choisir justement ce moment pour passer sa robe de chambre, encore moins pour la dépouiller; — et voilà la première leçon que les habitués de la chambre bleue aient autrefois reçue de la marquise de Rambouillet.

Combien la leçon était utile, c’est ce que savent tous les lecteurs, je ne dis pas de Brantôme ou de Tallemant des Réaux, — qui sont des anecdotiers suspects, ramasseurs d’histoires scandaleuses et volontiers calomnieuses, hommes d’esprit avec cela, — mais les lecteurs du Moyen de parvenir, par exemple, ou, en plein XVIIe siècle, ceux de Saint-Amant, de Théophile et de Scarron. Dans Balzac même il y a des traits que nous n’oserions citer. Ronsard et la Pléiade avaient inutilement essayé de nous tirer de l’ornière; le fond gaulois revenait, reparaissait toujours, montait jusqu’à la surface, s’y étalait avec ampleur, complaisance et cynisme. A la délicate et subtile allégorie de l’Astrée, trop longue, mais, dans sa mièvrerie même et sa sentimentalité, si charmante ! on répondait par l’Histoire comique de Francion, comme en d’autres temps et dans un autre pays, Fielding répondra par son Joseph Andrews et son Tom Jones aux longs romans de Richardson. Un autre s’étonnait que Mme de Rambouillet ne supportât pas d’entendre