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encore faut-il qu’on le soigne, qu’on le surveille, qu’on le tienne au régime, qu’on le garde contre les accidens et contre les rechutes, qu’on lui épargne toutes les émotions. Il est permis de croire à son avenir quand on voit que les encaissemens effectués du 15 octobre 1885 au 16 septembre 1886 dépassent de près de 17 millions de piastres les évaluations budgétaires. S’il est vrai que, pour avoir de bonnes finances, il faut faire de bonne politique, on ne peut plus douter que le résident général de la république française n’en ait fait de bonne en Tunisie et qu’il n’ait été bien inspiré dans le choix des hommes dont il s’entoura dès les premiers jours de son gouvernement.

Quoique le régime du protectorat ait fait ses preuves dans la régence, et dût-il les faire aussi à Madagascar et au Tonkin, il comptera toujours parmi nous beaucoup d’adversaires, d’ennemis jurés. Ce système d’administration contrarie certaines tendances de notre tempérament national, qui ont souvent nui à nos entreprises. Nous avons l’esprit rectiligne et trop de goût pour la logique abstraite, pour les raisonnemens réguliers et tirés au cordeau, pour les solutions simples, radicales. La méthode du gouvernement indirect et les fictions avec lesquelles elle doit compter irritent notre bon sens, qui est sujet à se mettre en colère, et nous comprenons difficilement que, dans un pays où nous sommes les maîtres, un bey continue de régner, de gouverner, que sa souveraineté nominale soit une garantie de l’ordre public. Il nous paraît plus simple de le déposer sans façons et de nous annexer ses états, au risque de soulever contre nous des populations qui n’obéissent que lorsqu’on leur parle arabe et musulman.

Si la Tunisie avait été réduite en province française, si nous l’avions généreusement dotée de toutes nos institutions, de tous nos codes, de nos préfets, de nos sous-préfets, de nos juges d’instruction, si d’un seul coup nous avions fait table rase de ses caïds, de ses khalifas, de ses cadis, peut-être nous faudrait-il aujourd’hui 100,000 hommes pour la garder. Ceux qui ont été chargés de l’organiser s’y sont pris autrement; ils ont pensé qu’il valait mieux la réformer avec l’aide du temps, patienter avec ses abus, les ébrécher d’année en année jusqu’à que l’ouverture fût praticable et qu’on pût, sans péril, monter à l’assaut. Mais la plupart de nos politiciens n’admettent pas qu’on patiente avec les abus, et les fictions légales leur font horreur, quoiqu’elles aient joué un grand rôle dans l’histoire du genre humain.

Tout le monde se souvient de cet homme qui avait toujours raison et qui se rendit un jour à Venise pour représenter au doge qu’il était un grand extravagant d’épouser tous les ans la mer: « Premièrement, lui dit-il, on ne se marie pas deux fois avec la même personne, et, secondement, votre mariage ressemble à celui d’Arlequin, lequel était à moitié fait, attendu qu’il ne manquait que le consentement de la future. »