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pays. Ils avaient la faculté de soustraire leurs nationaux à toute taxe nouvelle, et il ne tenait qu’à eux de leur fournir le moyen de ne pas acquitter les autres, en les renvoyant de la plainte et en déboutant le fisc avec éclat. L’autorité municipale était passée dans leurs mains. On ne pouvait sans leur aveu prendre un simple arrêté de voirie, aligner une rue, construire un égout. S’avisait-on d’établir un pont à péage, l’indigène seul payait. On avait pensé, dans une heure de détresse, à imposer les voitures. A quoi bon? Ceux qui en avaient étaient dispensés de tout par leur consul, et les gens qui n’avaient pas de consul allaient à pied.

Plus redoutable encore était la tyrannie exercée par la commission financière internationale, formant le conseil de tutelle du bey depuis sa banqueroute de 1869. Elle représentait un syndicat de créanciers qui avait mis la régence en coupe réglée, et elle possédait un pouvoir absolu sur les revenus : les uns lui avaient été concédés, elle en disposait à sa guise, administrant aussi ceux que le bey s’était réservés et qui, au besoin, devaient servir à parfaire le paiement du coupon. Sous un tel régime, il ne pouvait être question d’aucune réforme, car, si petite et si avantageuse qu’elle soit, toute réforme entraîne d’abord une moins-value. Le bey, mangé jusqu’aux os par son syndicat, devait s’épuiser en expédiens pour satisfaire ses impérieux tuteurs, et, en 1882, son déficit montait à plus de 12 millions de francs.

Tous les crédits affectés aux services publics étaient absorbés par des traitemens et des pensions. Il y avait un budget de l’armée et point d’armée ; il y avait un budget des travaux publics et point de travaux publics; il y avait un budget de la justice qui représentait les appointemens des chefs principaux de la magistrature, mais les cheiks et les cadis ne touchaient rien et se payaient par leurs mains sur les contribuables et les justiciables. Le budget de la marine était de 200,000 francs, et des deux corvettes qui constituaient la flotte tunisienne, l’une était à Constantinople, où le sultan la retenait, l’autre avait été saisie par un créancier. Le seul bâtiment qui restât au bey était un canot de plaisance, qui fut mis obligeamment à la disposition du ministre résident de la république, quand il se présenta à La Goulette. Ce canot contenait seize matelots, racolés à la hâte et dont la plupart ne savaient pas tenir une rame; on en fut réduit à se faire remorquer par une chaloupe à vapeur du vaisseau-amiral français. La Tunisie était un pays qui s’en allait par morceaux, comme tous les pays gouvernés par un syndicat. Ce sont de terribles mangeurs de peuples que des créanciers inquiets pour leurs créances. Rien ne les arrête, tout moyen leur est bon. Non-seulement ils pressent le citron pour en extraire tout le jus, mais dans l’occasion ils coupent les citronniers par le pied pour en cueillir plus commodément les fruits, et, au risque d’épuiser en peu d’années la matière imposable, ils ne s’occupent que du paiement