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éveillé l’esprit aventureux et qu’elle jetait hors des sentiers battus. Négocians à demi ruinés, comptables sans emploi, commis congédiés, fonctionnaires disgraciés, en formaient l’appoint. Un petit nombre d’entre eux disposait d’un capital ; la plupart débarquaient avec des ressources très limitées.

L’immigration allemande se composait des mêmes élémens : Brème, Hambourg, Lübeck et Francfort avaient fourni un contingent considérable. L’Allemand s’expatrie volontiers en temps ordinaire; la crise politique et commerciale que subissait l’Europe avait considérablement accru l’exode. La Grande-Bretagne, toujours au premier rang quand il s’agit de s’ouvrir des débouchés nouveaux, était représentée par ses marchands et ses subrécargues, disposant de capitaux importans; par ses Écossais à tête froide, à volonté opiniâtre, endurcis par leur rude climat ; par ses Irlandais fanatiques et bruyans, race émigrante entre toutes, prompte à s’adapter à toutes les conditions de milieu, intelligente et fine sous ses apparences insouciantes. D’Italie, de Gênes surtout, était venue toute une population de matelots qui, à peine débarqués, trouvaient tout de suite à gagner leur vie comme pêcheurs. Le Mexique, le Chili et le Pérou, plus rapprochés, avaient décuplé l’élément espagnol, maître, tout récemment encore, du pays, hostile aux gringos, comme ils appelaient les Américains vainqueurs de leur race et conquérans de leur territoire. Experts aux travaux des mines, à l’élevage du bétail, cavaliers intrépides, joueurs fanatiques, ils s’étaient répandus surtout dans l’intérieur des terres, prospectant, gagnant aux placers et perdant au jeu des fortunes, toujours prêts à vider leurs querelles ou à se venger de leurs ennemis à coups de couteau.

L’immigration chinoise commençait, obséquieuse, se cantonnant dans les petits métiers, dans les besognes infimes dont personne ne voulait, traitée avec dédain, pliant sous l’insulte, « rapetissant son cœur, » suivant les préceptes de ses sages. Aux mines, ces Asiatiques se faisaient humbles et souples, occupant les placers épuisés ou abandonnés, fouillant à nouveau les lits de torrens travaillés avant eux, les ravins bouleversés où le blanc ne trouvait plus suffisamment à récolter, industrieux et sobres, vivant de peu, se nourrissant de rats, de coyotes, de racines, entassant piastre sur piastre, taciturnes, et cachant soigneusement ce qu’ils possédaient. Excellens cultivateurs, ils défrichaient çà et là, dans le voisinage des camps, aux abords des villes naissantes, un lopin de terre qu’ils plantaient en légumes, ou bien ils se faisaient blanchisseurs, décrotteurs, savetiers. Tout leur était bon, et, si peu qu’ils gagnassent, ils mettaient de côté. On les haïssait et on les maltraitait; intérieurement ils rendaient haine pour haine, sans en rien laisser paraître. Ils connaissaient trop bien le prix de la patience