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région où l’or s’attachait littéralement à la semelle de ses fortes bottes de mineur.

San-Francisco offrait l’aspect du camp autour de Babel. Toutes les langues s’y mêlaient en une clameur confuse. Anglais et Chiliens, Français, Américains, Canaques, Chinois, Mexicains, Allemands, Péruviens, Indiens, hommes du nord et hommes du midi, blancs, noirs, cuivrés, tous l’esprit tendu vers le même but, enfiévrés par les mêmes désirs et la même passion, se confondaient en une indescriptible cohue. Les costumes les plus bizarres, les vêtemens les plus hétéroclites donnaient à ce campement l’apparence d’un vaste champ de foire. Mais ce qui frappait surtout, c’était, d’une part, l’absence presque complète de femmes ; de l’autre, l’allure résolue et virile de ces émigrans. Peu d’hommes mûrs, pas de vieillards ; de jeunes hommes robustes et vigoureux, hâlés, brunis par le grand air et les bises de l’Océan. Tous, pour venir ici, avaient traversé ces heures tristes et dures où l’homme dit adieu à tout ce qu’il aime, où par le rude effort de sa volonté il rompt les liens qui l’attachent à sa patrie et aux siens, et cela, pour la plupart, sans possibilité de retour ou de secours, sachant qu’il leur faut triompher ou succomber seuls, qu’ils vont mettre des milliers de lieues entre eux et ceux dont le souvenir les suit, mais dont la distance rendra l’affection impuissante à leur venir en aide à l’heure de l’épreuve ou de la crise suprême.

Ceux-là, c’étaient les aventuriers, c’était aussi la majorité. Un coup de tête, la curiosité de l’inconnu, la soif d’une vie aventureuse, un chagrin d’amour, une situation compromise, les avaient amenés sur cette plage lointaine, jetés dans ce vaste creuset où venaient se fondre, s’épurer ou se perdre des existences dévoyées, des passions héroïques ou coupables, des volontés énergiques, des forces sans emploi, et d’où devait sortir un empire naissant, une ville étrange, née d’hier et déjà l’une des plus importantes du monde par son mouvement commercial, la première et la plus étonnante par sa vertigineuse prospérité, par son histoire et par sa fortune. Enfans perdus de la civilisation, ils allaient engager la lutte avec la nature. Leurs bras devaient bouleverser le sol, acharnés à la recherche de l’or. Le pic d’une main, la carabine de l’autre, ils allaient jeter bas les montagnes dans les vallées, détourner les cours d’eau, franchir les rivières et les déserts, prodiguer à tous les vents du ciel et à tous les hasards des événemens leur jeunesse et leurs forces, périr peut-être misérablement de faim et de froid dans quelque canada obscure, dans les forêts sous l’étreinte des ours, ou dans quelque salle de jeu de Virginia ou de Washoe, la tête trouée par la balle d’un revolver américain ou la poitrine ouverte par quelque couteau mexicain. Ils sont en bien petit nombre, ceux qui