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« L’esprit humain, a dit Luther, est comme un paysan ivre à cheval ; quand on le relève d’un côté, il retombe de l’autre. » A peine un fléau a-t-il cédé aux efforts de la science, d’autres surgissent, aussi terribles, plus nombreux, et il semble que nos labeurs si pesans n’aboutissent qu’à multiplier les chances de la mort. « Deux maux pour un bien, » gémit le poète. Si l’histoire d’un homme est son caractère, l’histoire de la folie est, à proprement parler, celle de l’humanité elle-même, et l’on pourrait soutenir avec Esquirol que les illusions des aliénés reflètent assez bien les croyances, les événemens de leur époque, pour permettre de reconstituer les annales de la révolution française depuis la prise de la Bastille jusqu’à nos jours d’après les caractères divers de la démence. Chaque guerre, en effet, chaque révolution, chaque vice social, chaque évangile littéraire ou politique apporte sa folie nouvelle, marque de son empreinte les âmes débiles, vouées au naufrage cérébral, à la faillite de la raison, crée de nouveaux modes d’aliénation. Contre ce flot toujours grossissant de la misère intellectuelle l’aliéniste s’élève avec un courage admirable, payant sans cesse de son travail, de sa personne, et, jusque dans ses erreurs, portant la générosité, l’abnégation, le dévoûment absolu à cette science qui fait ses victimes, car le nombre est déjà grand de ceux qui ont payé de leur vie leur sollicitude pour des fous dangereux. « Nous sommes toujours coupables de nos maladies spirituelles, » prononce durement le génie antique avec Cicéron. Non, répond l’aliéniste, non, car la folie provient d’une dissonance entre la société et l’individu; elle est souvent héréditaire, souvent un malheur et non une faute ; elle n’est plus une erreur ou une maladie de l’âme, le résultat de la colère des dieux, la punition du péché ou l’excès de la passion. Substituer l’ancien moi au nouveau moi, cesser de faire le mal, apprendre à faire le bien, apprendre surtout à oublier, voilà la maxime d’une philosophie mentale saine, d’un bon traitement moral de l’aliéné. Il importe donc de faire tomber les derniers préjugés qui subsistent contre les asiles, contre les aliénistes, contre la loi : celle-ci, nous avons essayé de le montrer, a besoin de réformes sérieuses qui la mettront en harmonie avec notre temps, avec les progrès accomplis. On a ramassé, mis en œuvre les matériaux, la statue n’attend plus que le coup de pouce du sculpteur : il faut aboutir.


VICTOR DU BLED.