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de remplir la mission de confiance qu’il a reçue. Le diplomate tusse se fait au besoin tribun, et sans plus s’inquiéter du gouvernement, il va dans les meetings dialoguer avec le peuple qu’il s’efforce de convertir aux volontés du tsar. Il a harangué les habitans de Sofia, qui ont soutenu un peu tumultueusement la discussion avec lui, et après Sofia il s’est mis à parcourir les provinces, il est allé à Sistova, à Plevna, à Schumla, à Roustchouk, semant les discours sur son passage, mettant tous ses soins à capter la population et l’armée. En réalité la Russie tenait avant tout à faire ajourner l’élection de l’assemblée souveraine qui aura un nouveau prince à élire, — elle demandait aussi la suppression de toute poursuite contre les auteurs du coup d’état nocturne qui a renversé le prince Alexandre. Ce qu’il y avait de plus clair, c’est que les Bulgares devaient s’en remettre, pour leurs affaires, à la bienveillante protection du tsar. Malheureusement la Russie a vu tous ses calculs trompés, son influence méconnue, elle a échoué presque partout. Elle n’a pu surtout empêcher les élections qui viennent de s’accomplir ces jours derniers, et dont les résultats sont favorables au gouvernement de Sofia. Que va faire maintenant la Russie ? Elle a protesté contre les élections avant le scrutin ; elle proteste aujourd’hui plus que jamais contre la validité des élections accomplies, contre l’autorité de l’assemblée nouvelle qui peut être tentée de réclamer d’exercer les droits d’une jeune nation indépendante. Au fond, elle ne compte plus, on peut le craindre, que sur quelque circonstance imprévue, sur des désordres qui pourraient éclater à tout instant et qui lui serviraient de prétexte pour intervenir militairement, pour rentrer en armes dans les Balkans ; mais c’est ici que la question se complique et devient européenne. Si le gouvernement russe avait réussi à obtenir par l’influence morale et diplomatique, par une pression habilement organisée, la soumission de la Bulgarie à ses volontés, à sa prépotence, on aurait pu peut-être se résigner pour le moment, éviter tout au moins de se prononcer et attendre ; avec une intervention militaire, si elle se réalise, tout change de face. Les grands états de l’Europe sont nécessairement conduits à manifester une opinion, à prendre un rôle plus actif.

C’est là le nœud de cette malencontreuse affaire des Balkans, qui n’est elle-même qu’une phase nouvelle de l’éternel problème oriental, qui a cela de grave aujourd’hui qu’elle remet plus vivement en jeu les plus anciens intérêts d’équilibre et d’ambition, les plus puissantes influences. La Russie s’est visiblement trop avancée maintenant pour s’arrêter à mi-chemin, pour ne pas mettre son orgueil à attester par quelque acte ostensible le protectorat qu’elle a revendiqué, qu’elle prétend exercer par une sorte de privilège ; mais sous quelle forme et dans quelles conditions peut se manifester cette politique de protectorat, que le cabinet de Saint-Pétersbourg avait peut-être un peu laissé sommeiller, qu’il semble reprendre plus que jamais ?