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ne soit pas besoin d’accuser les comédiens. Supposez-les tous parfaits : on sera tout de même resté froid. D’ailleurs l’un d’eux, et justement le principal, celui qui figure le héros, a en effet touché à la perfection : j’ai nommé M. Monnet-Sully. Ah ! le bel animal ! Et qu’il doit réjouir les peintres, les sculpteurs, les gymnastes ! Il satisfait aussi, autant qu’il est possible en un pareil rôle, les amis de la poésie et du drame. Sa mélancolie d’abord, et puis sa pitié pour l’ombre de son père, et puis la souplesse et la grâce de son ironie dans ses entretiens avec Polonius, avec Rosencrantz et Guildenstern, sont d’un comédien touchant et spirituel ; l’éclat triomphal de son allégresse, quand le cri de la conscience s’échappe de la bouche du roi, est d’un tragédien vraiment inspiré. J’aime un peu moins ses violences dans la chambre de sa mère et dans le cimetière ; mais sa mimique sobre et le jeu mâle de sa physionomie, dans son duel avec Laërte, créent un petit drame qui réveille utilement l’intérêt vers la fin du grand.

À vrai dire, cependant, M. Monnet-Sully tout seul brille dans cette aventure. M. Got fait de Polonius un bonhomme qui se sait grotesque et qui veut l’être ; ce Polonius hoche la tête et cligne de l’œil pour avertir les gens : « Attendez un peu, je vais vous faire rire ! » Pourtant, si je ne me trompe, cet homme d’état vieilli dans les conseils est une ganache, mais une ganache naïvement ridicule et non à dessein ; il a quelque bon sens, et, s’il a beaucoup de sottise, cette sottise est trop importante pour vouloir être comique. M. Coquelin cadet, dans le rôle du fossoyeur, commet une erreur pareille. « Est-ce que ce gaillard, dit Hamlet, n’a aucun sentiment de ce qu’il fait, qu’il chante en creusant une fosse ? » Et Horatio de répondre : « L’habitude a fait pour lui de cette occupation une chose indifférente. » Mais M. Coquelin cadet, sans doute, n’a pas l’habitude de chanter en creusant une fosse : il s’aperçoit que le contraste de ces deux actions est prodigieusement burlesque, et il ne nous laisse pas le soin de le découvrir ; il nous l’apprend par ses accens et par ses mines. — M. Coquelin cadet et M. Got, c’est la part de la farce dans ce drame ; la comédie classique a aussi la sienne : M. Silvain joue le roi en raisonneur du répertoire ; ce politique tortueux, cet empoisonneur est un Ariste ! — Le vaudeville, grâce à Mlle Reichenberg, pousse sa pointe : elle dit le rôle d’Ophélie avec un art achevé, comme tous ses rôles ; comme tous les autres, oui, voilà le malheur ; on se souvient trop de la plupart. « Au couvent ! au couvent !… » On ne s’étonne pas qu’Hamlet l’y renvoie : c’est l’ingénue du Feu au couvent !Mme Agar prête à la reine les restes d’une beauté qui tombe et d’une voix qui s’éraille, ou qui s’est éraillée dans le mélodrame ; c’est du mélodrame aussi que paraît évadé M. Duflos, un Laërte forcené, mais monotone. — M. Baillet et M. Maubant sont un Horatio et un Spectre du Conservatoire… Il est inutile de pousser plus avant pour être assuré que la troupe de la Comédie-Française, malgré tous